lundi 4 mars 2024

COLSON WHITHEHEAD – Undergournd railrod – Livre de poche 2018 -

 

 

L'histoire

Cora, 16 ans, est esclave dans la plantation de coton Randall, fille et petite fille d'esclaves. Sa mère Mabel s'est enfuit et personne ne l'a jamais retrouvée. Elle décide de fuir à son tour, avec son ami Ceasar. Après bien des tourments, capturée puis libérée, il sera long le chemin qui la mènera à la liberté .


Mon avis

Lire Colson Whitehead, c'est replonger dans les racines de l’esclavage aux États-Unis dans les années 1820, 40 ans avant la guerre de sécession.

Cora a 16 ans et elle est esclave dans les champs de coton de la famille Randall. Déjà fouettée pour avoir voulu protéger un gamin, elle sent que sa situation ne va pas s'améliorer avec le nouveau maître de la plantation, le fils cadet Terrance, aussi débauché que cruel. Un esclave c'est de la marchandise qui s'achète plus ou moins cher. Ici en Géorgie, on encourage les femmes à faire des enfants, qui éviteront d'acheter à nouveau des esclaves. Mal logés, nourris quand même parce qu'il faut assurer la main d’œuvre nécessaire au ramassage du coton, les châtiments sont terribles pour ceux qui osent s'enfuir. Cora, abandonnée par sa mère Mabel, une esclave qui a fuit et qui n'a jamais été retrouvée a déjà un fort tempérament. C'est sa terrible odyssée que nous allons suivre. En compagnie d'un autre esclave, lettré, et de son amie, ils fuient avant d'être rattrapés par les chasseurs et contremaîtres du camps. Si l'amie se fait prendre, il s'ensuit une bagarre où un blanc est tué mais qui laissent à Cora et Caesar le temps de prendre un de ces railroad underground, des tunnels creusés sous terre, par des esclaves et des abolitionnistes. Ils arrivent en Caroline du Sud où ils sont séparés. Cora est prise en charge par une institution caritative. Elle apprend à lire et écrire mais travaille dans la journée pour une blanche comme bonne. Elle est en quelque sorte affranchie. Mais la Caroline du Sud a un autre raisonnement que la Géorgie : la reproduction des noirs risquent d'inverser le ratio entre population blanche et noire et l'on pratique, soit couvert de visites médicales une stérilisation des femmes, par ligature des trompes, sans trop d'hygiène – certaines femmes en meurent, et sur les hommes des expérimentations médicales. Le noir est considéré comme race inférieure, primitive dans un racisme et une haine implacable. Cora comprend ce qui risque de lui arriver et seule, découvre un autre tunnel qui la mène cette fois en Caroline du Nord où elle n'est pas attendue, le tunnel n'étant pas sur. Elle vivra 3 ans dans les combles d'un immeuble où elle continuera son instruction grâce à Mr Fletcher. Dénoncés par leur bonne, une irlandaise raciste, la famille se fait arrêter et Cora est promise à la pendaison tout comme la famille jugée « traîtres ». Elle sera pourtant récupérée par le vicieux chasseur d’esclaves Ridgeway, dont elle réchappera par deux fois, avant d'acquérir enfin sa liberté.

Ce roman, très documenté, remet l'accent sur un fait oublié de l'histoire, les fameux trains souterrains construit par des noirs et des blancs abolitionnistes qui permettaient aux esclaves de regagner, en plusieurs étapes les pays du Nord, où l'esclavage était interdit.

C'est un récit magnifique et terrifiant à la fois que nous livre l'auteur qui a reçu pour ce livre à la fois le prix pulitzer 2017 et le National Book Award 2016, les plus prestigieux prix littéraires américains. L'écrivain ne fait pas dans la dentelle, en s'appuyant sur des témoignages conservés dans les archives fédérales des États de Caroline du Nord et autres archives qu'il a pu consulter. Il crée cette femme Cora, magnifique de résilience et de courage, une volonté chevillée au corps, une libertaire farouche qui finira par gagner sa liberté. Des petits chapitres nous informe du sort ou des pensées des personnages secondaires, du courage aussi des abolitionnistes qui risquent aussi leurs vies.

Ce récit, passionnant, très rythmé, par une écriture sans complaisance, mais traversé aussi de moments de pure poésie, est un fabuleux témoignage sur l'esclavage d'avant la Guerre de Sécession. Indispensable. Pour que jamais dans le monde ne se reproduisent de telles horreurs.


Extraits

  • En un sens, la seule chose que nous avons en commun, c’est la couleur de notre peau. Nos ancêtres sont venus de toutes les régions du continent africain. Et il est vaste. Ils avaient des coutumes différentes, des moyens de subsistance différents, ils parlaient cent langues différentes. Et ce grand mélange a été emmené vers l’Amérique dans les cales des navires négriers. Vers le Nord, vers le Sud. Leurs fils et leurs filles ont récolté le tabac, cultivé le coton, travaillé dans les plus vastes domaines et les plus petites fermes. Nous sommes des artisans, des sages-femmes, des prêcheurs et des colporteurs. Ce sont des mains noires qui ont construit la Maison-Blanche, le siège de notre gouvernement national.

  • Les Blancs étaient venus sur cette terre pour prendre un nouveau départ et échapper à la tyrannie de leurs maîtres, tout comme les Noirs libres avaient fui les leurs. Mais ces ideaux qu'ils revendiquaient pour eux-mêmes, ils les refusaient aux autres. Cora avait entendu maintes fois Michael réciter la Déclaration d'indépendance à la plantation Randall, sa voix flottant dans le village comme un spectre furieux. Elle n'en comprenait pas les mots, la plupart en tout cas, mais "naissent égaux en droits" ne lui avait pas échappé. Les Blancs qui avaient écrit ça ne devaient pas tout comprendre non plus, si "tous les hommes" ne voulait pas vraiment dire tous les hommes. Pas s'ils confisquaient ce qui appartenait à autrui, qu'on puisse tenir ce bien dans sa main -comme la terre - ou non- comme la liberté. La terre qu'elle avait labourée et cultivée avait été une terre indienne. Des corps volés qui travaillaient une terre volée.

  • On ne peut pas sauver tout le monde. Mais ça ne veut pas dire qu'on ne peut pas essayer. Parfois, une illusion utile vaut mieux qu'une vérité inutile. Rien ne va pousser dans ce froid cruel, mais nous pouvons toujours avoir des fleurs.
    "En voici une d'illusion : que nous pouvons échapper à l'esclavage. C'est impossible. Les cicatrices qu'il a laissées ne s'effaceront jamais. Quand vous avez vu votre mère vendue, votre père battu, votre soeur violée par un maître ou un chef d'équipe, pensiez-vous qu'un jour vous pourriez être ici aujourd'hui, sans chaînes, sans le joug, au sein d'une nouvelle famille ?

  • "Et l'Amérique est également une illusion, la plus grandiose de toutes. La race blanche croit, croit de tout son coeur, qu'elle a le droit de confisquer la terre. De tuer les Indiens. De faire la guerre. D'asservir ses frères. S'il y avait une justice en ce monde, cette nation ne devrait pas exister, car elle est fondée sur le meurtre, le vol et la cruauté. Et pourtant nous sommes là. (...)
    En un sens, la seule chose que nous ayons en commun, c'est la couleur de notre peau. Nos ancêtres sont venus de toutes les régions du continent africain. Et il est vaste. (...) Ils avaient des coutumes différentes, des moyens de subsistance différents, ils parlaient cent langues différentes. Et ce grand mélange a été emmené vers l'Amérique dans les cales des navires négriers. Vers le Nord, le Sud. Leurs fils et leurs filles ont récolté le tabac, cultivé le coton, travaillé dans les plus vastes domaines et les plus petites fermes. Nous sommes des artisans, des sage-femmes, des prêcheurs et des colporteurs. Ce sont des mains noires qui ont construit la Maison-Blanche, le siège de notre gouvernement national. Ce mot "nous". Nous ne sommes pas un peuple mais une multitude de peuples différents. Comment une seule personne pourrait-elle s'exprimer au nom de cette grande et belle race - qui n'est pas une seule race mais mille races, avec des millions de désirs, de voeux et d'espoirs pour nous-mêmes et pour nos enfants ? Car nous sommes des Africains en Amérique. Une chose sans précédent dans l'histoire du monde, sans modèle pour nous dire ce que nous deviendrons.

  • Le maître répétait souvent que la seule chose qui soit plus dangereuse qu'un nègre avec un fusil, leur dit-il, c'était un nègre avec un livre.

  • Les vastes champs éclataient de centaines de milliers de capsules blanches, reliées entre elles à l'image des constellations dans le ciel par la plus claire des nuits claires. Quand les esclaves en avaient fini, les champs se retrouvaient dépouillés de leur couleur. C'était un processus magnifique, de la graine au ballot, mais aucun d'entre eux ne pouvait s'enorgueillir de son labeur. On les avait spoliés.

  • La liberté était une chose changeante selon le point de vue, de même qu'une forêt vue de près est un maillage touffu, un labyrinthe d'arbres, alors que du dehors, depuis la clairière vide, on en voit les limites. Être libre n'était pas une question de chaînes, ni d'espace disponible.

  • La littérature anti-esclavagiste était illégale dans cette région du pays. Les abolitionnistes et sympathisants qui s’aventuraient en Géorgie et en Floride, étaient chassés, fustigés et molestés par la foule, recouverts de goudron et de plumes. Les méthodistes et leurs inanités n’avaient pas leur place dans le giron du roi Coton. Les planteurs ne toléraient pas la contagion.

  • Je suis ce que les botanistes appellent un hybride, dit-il la première fois que Cora l'entendit discourir. Un croisement de deux familles différentes. Quand il s'agit de fleurs, un tel mélange est un régal pour l'œil. Quand cette hybridation prend une forme de chair et de sang, certains s'en offensent. Dans cette pièce, nous reconnaissons ce métissage pour ce qu'il est : une nouvelle beauté née au monde, et qui fleurit tout autour de nous.

  • La liberté était une chose changeante selon le point de vue, de même qu'une forêt vue de près est un maillage touffu, un labyrinthe d'arbres, alors que du dehors, depuis la clairière vide, on en voit les limites. Être libre n'était pas une question de chaînes, ni d'espace disponible. Sur la plantation, elle n'était pas libre, mais elle y évoluait sans restriction, elle goûtait l'air frais et suivait la course des étoiles l'été. C'était un endroit vaste dans son étroitesse. Ici, elle était libérée de son maître, mais elle tournait en rond dans un terrier si minuscule qu'elle ne pouvait même pas s'y tenir debout.

  • Elle avait vu des hommes pendus à des arbres, abandonnés aux buses et aux corbeaux. Des femmes entaillées jusqu'à l'os par le fouet à lanières. Des corps vivants ou morts, mis à rôtir sur des bûchers. Des pieds tranchés pour empêcher la fuite, des mains coupées pour mettre fin aux vols. Elle avait vu des garçons et des filles plus jeunes que cet enfant se faire rouer de coups.

  • L’éventail des possibles se déployait devant ces pèlerins tel un banquet, eux qui toute leur vie avaient eu tellement faim. Jamais ils n’avaient vu une chose pareille, mais ils laisseraient leur marque sur cette terre nouvelle, aussi sûrement que les glorieux colons de Jamestown ; ils la feraient leur en vertu d’une inexorable logique raciale. Si les nègres étaient censés jouir de leur liberté, ils ne seraient pas enchainés. Si le Peau-Rouge était censé conserver sa terre, elle serait encore à lui. Et si le Blanc n’avait pas été destiné à s’emparer de ce nouveau monde, il ne le possèderait pas. Tel était l’authentique Grand Esprit, le fil divin qui reliait toute entreprise humaine : si vous arrivez à garder quelque chose, c’est que cette chose vous appartient. C’est votre bien : votre esclave, votre continent. L’impératif américain…

  • La grand-mère de Cora n’avait jamais vu l’océan jusqu’à ce jour lumineux, dans le port de Ouidah, où l’eau l’avait éblouie après son séjour dans les cachots du fort. C’est là qu’ils avaient été parqués en attendant les navires. Les razzieurs dahoméens avaient d’abord kidnappé les hommes, puis étaient revenus au village à la lune suivante, rafler les femmes et les enfants qu’ils avaient fait marcher de force jusqu’à lamer, enchaînés deux par deux.

  • Cora repensa à son potager de Randall, ce lopin qu'elle chérissait. A présent, elle le voyait tel qu'il était : risible - un infime carré de terre qui l'avait persuadée qu'elle possédait quelque chose. Il était à elle autant que le coton qu'elle semait, désherbait et cueillait. Son lopin était l'ombre d'une chose qui vivait ailleurs, hors de vue. Tout comme le pauvre Michael récitant la Déclaration d'indépendance était l'écho d'une chose qui existait ailleurs. A présent qu'elle s'était enfuie, qu'elle avait vu du pays, Cora n'était plus certaine que ce document décrive quoi que ce soit de réel. Comme elle, l'Amérique était un fantôme des ténèbres.

  • L'Underground Railroad n'est pas un vrai chemin ferré. Il le devient sous la plume de Colson Whitehead. "L'Underground Railroad est en réalité un réseau de personnes qui ont agi pour aider les esclaves à se cacher, à s'échapper, en chargeant quelqu'un dans une voiture, par exemple, pour le conduire quelques kilomètres plus au Nord, ou aider à traverser un fleuve… Mais quand j'étais enfant, j'ai grandi à New York et donc quand j'ai entendu pour la première fois le mot "Underground Railroad", j'ai pensé que c'était un vrai métro. Plus tard évidemment mes professeurs m'ont expliqué qu'il ne s'agissait en fait pas d'un vrai réseau ferré qui voyageait comme ça sous terre clandestinement, j'ai évidemment été triste et déçu ! Plus tard, c'était en 2000, je suis retombé sur cette histoire d'Underground Railroad et j'ai pensé que cela ferait une bonne idée de départ pour un livre, si c'était réellement un vrai chemin de fer souterrain. Et après il me fallait trouver une histoire qui pouvait fonctionner autour de cette idée-là".



Biographie
Né à New-York , le 06/11/1969Colson Whitehead, né Arch Colson Chipp Whitehead, est un romancier. Il fait ses études à la Trinity School de New York, puis obtient son diplôme au Harvard College en 1991.
Il devient alors chroniqueur au "The Village Voice", où il écrit sur la télévision et la musique. Journaliste, ses travaux paraissent dans de nombreuses publications, dont "The New York Times".

"L'Intuitionniste" ("The Intuitionist", 1999), son premier roman, est finaliste pour Hemingway Foundation/PEN Award. "Zone 1" ("Zone One", 2011) est sur la liste des best-sellers du New York Times.
Colson Whithehead a remporté le National Book Award 2016 et le prix Pulitzer 2017 avec son roman "Underground Railroad" ("The Underground Railroad", 2016), qui raconte l’odyssée d’une jeune esclave en fuite dans l’Amérique d’avant la guerre de Sécession. Les droits audiovisuels du roman ont été acquis par le réalisateur Barry Jenkins. Il est adapté en série télévisée diffusée sur Amazon Prime Video en 2021.

En 2020, Colson Whitehead remporte une nouvelle fois le prix Pulitzer de la fiction pour "Nickel Boys". Auteur de nombreux ouvrages de non-fiction, il a enseigné dans plusieurs universités et a été écrivain en résidence au Vassar College. Il vit avec sa femme et ses enfants à Brooklyn.
Son site : https://www.colsonwhitehead.com/




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