mercredi 27 mars 2024

Gisèle PINEAU – La vie privée d'oubli – Editions Philippe Rey – 2024 -

 

 

L'histoire

En Guadeloupe, Margy et Yaelle sont amies d'enfance et surtout spécialisées en bêtises d'adolescentes. Mais quand Yaelle, à la demande de petit-ami de Margy, fait un voyage à Paris, en tant que mule ayant ingérer plus de 60 boulettes de cocaïne, c'est le drame. Des boulettes éclatent dans l'intestin et elle est hospitalisée d'urgence. Au pays, à Gwada, c'est le déshonneur assuré. Margy qui a peur que les maffieux la retrouve par aussi en France, où elle est hébergée par Tante Anna, la tante de Yaelle, une femme qui porte un secret mais qui adopte cette gamine drôle et pleine de vie qui va aussi s'occuper de l'amie hospitalisée. Pendant cet temps, Maya, une étudiante métisse, recherche ses racines, et pense que son père est peut-être issu du Bénin ou du Nigeria (selon un test ADN). Joycy, une jeune noire qui a réussi a échapper à la prostitution espère avoir une deuxième chance dans la vie. Mais si tous ces destins étaient liés ?


Mon avis

Le dernier roman de Gisèle Pineau est un véritable hommage à des générations de femmes antillaises en remontant très loin dans le passé. En 1812, Agontimé est mariée au roi du Royaume du Dahomey (partie sud du Bénin actuel). Suspectée d'avoir fait partie d'un complot visant à tuer le roi, celui-ci la vend comme esclave. Ouidah (Bénin actuel) est alors l'un des ports les plus riches grâce à la traite des noirs. Agontimé arrive en Guadeloupe, enchaînée , nue, fouettée pour être au service d'un planteur français. Enceinte pour la 6ème fois d'un époux lui aussi esclave, elle se noie dans la rivière Bambou en essayant d’entraîner avec elle sa dernière née Idé, encore un bébé, sauvée de justesse. Mais si elle meurt physiquement, Agontimé se transforme en fantôme bienveillant, qui ne peut pas communiquer avec les membres de sa famille, mais qu'elle suit et surveille où qu'ils soient dans le monde.

Tante Anna a aussi vu en rêve cette aïeule et connaît son histoire mais ne dit rien, on la prendrait pour une folle. Mais Yaelle durant son long coma discute avec Agontimé qui lui raconte comment les noirs sont arrivés en Guadeloupe, les traitements indignes dont ils furent l'objet, et qui marquent encore la société aujourd'hui. Par exemple, les mariages avec des blancs deviennent tolérés mais il reste quand même des très vieilles rancœurs parfois inconscientes dans la population antillaise qui pourtant a été aussi métissée par les indigènes qui vivaient là et furent aussi réduits en esclavage par le colonisateur.

Les psychiatres qui suivent Yaelle sont persuadés qu'elle souffre d’hallucinations, probablement due à la drogue, puis la considère comme schizophrène. Sur les conseils discrets d'une infirmière, la jeune femme arrête de prendre les neuroleptiques prescrits et son état s'améliore, mais aussi les souvenirs d'Agontimé. Heureusement, fascinée par son récit, Margy – en plein déni de grossesse – l'enregistre sur son smartphone. De retour en Guadeloupe quelques années plus tard, les deux jeunes filles fascinées par cette histoire retrouveront la rivière Bambou, devenue filer d'eau dans une décharge, et la plantation transformée en logements.

Sur la forme, pas d'effets d'écriture, mais, et cela semble être une tendance actuelle de la littérature, le récit est compté par différentes voix, y compris par des personnages secondaires qui font des recherches sur leurs origines, ce qui permettra aussi d'heureuses retrouvailles.

Si Agontimé n'existe pas, les raisons de la traite négrière via les ports du Bénin est tout à fait réelle. Plus de 9000 personnes par an ont été vendues ainsi par les rois du Dahomey de 1750 à 1880 environ. De plus l'ancien Dahomey fut l'objet de guerres enter-ethniques entre les fons ou ewés (zone côtière du Bénin), les Yorubas du Togo et du Nigeria. Ces guerres visaient l'appropriation par la richesse générée par le sinistres commerce négrier. Ouidah (Bénin) est aujourd'hui considérée comme une ville martyre. Mais comme le note à juste titre l'autrice, derrière la façade de repentir, se cache surtout des marchés « d'antiquités » ou d'objets rappelant le triste passé de la ville. Le Bénin fait partie des pays classés comme pauvres selon l'ONU.

Mais revenons à notre histoire. Ici, les hommes ne sont pas très présents, ce sont les femmes qui font un peu la loi et la vie de la Guadeloupe actuelle. Capables de développer des petits commerces, de faire fi du dédain et des commérages, d'aider leurs filles dans l'adversité, ce sont des femmes fortes, forgées par des années de cet esclavage qui reste encore une ligne rouge, un passé mal connu des guadeloupéens ou plutôt pas tout à fait digéré. Et la jeune génération, celle des Margy ou Yaelle ? Elles rêvent en secret de devenir grande styliste pour Yaelle qui aimerait rencontrer Olivier Rousteing (le styliste très en vue de Balmain) ou de Margy qui se voit comme créatrice de coiffures afro, de tressages inventifs et colorés. Mais l'avenir ne leur offrira pas d'opportunité. Comme leurs mères, elles sont battues par des maris alcooliques, ou sous emprises de bad boys qui trempent dans la drogue ou la prostitution. Il leur en faut à ces femmes du courage pour vivre leur destin, l'inverser. La métropole les fait rêver, mais quand elles voient ce que la métropole réserve aux antillaises, les sales boulots ou des embauches dans les hôpitaux, finalement n'est-on pas mieux en Guadeloupe, entourés des siens bienveillants, des mères et grand-mères sages ?

Très page-turner, ce livre est très agréable à lire. L'autrice évite de tomber dans des clichés, même si personnellement (mais vous me connaissez) j'aurais aimé quelques pages en moins, pour éviter quelques redites. Mais le travail de recherches de Gisèle Pineau n'en est pas moins admirable et j’espère qu'il nous donnerait un autre regard plein d'empathie pour nos compatriotes dont nous ignorons ou faisons mine d'ignorer l'histoire...


Extraits

  • Elle ne les compte plus depuis un siècle révolu Elle ne peut changer le cours de leur vie, ni les alerter d'un danger, non plus les guider sur les voies qu'ils empruntent, Elle ne peut que les regarder simplement aller et venir par monts et par vaux, subir, trimer, tromper la faim, combler les heures de toutes les façons . parfois ils rêvent, crient et chantent la vie, en attendant la fin. Elle se prend alors à rire, chanter et rêver avec eux.


Biographie

Né à Paris , le 18/05/1956, Gisèle Pineau, née de parents guadeloupéens, est une femme de lettres française.
Son père, militaire de carrière, est muté en Martinique en 1970. Gisèle Pineau poursuit ses études d'abord en Martinique puis en Guadeloupe où elle passe son bac de lettres. Elle retourne ensuite à Paris et commence des études de lettres à l'université de Nanterre. Deux ans après, elle abandonne ses études pour des raisons financières. Elle obtient un diplôme d'infirmière en santé mentale par la suite.

Après ses études à Paris jusqu'en 1979, elle regagne la Guadeloupe où elle travaille comme infirmière en psychiatrie au Centre hospitalier psychiatrique de Saint-Claude.
Mère de deux enfants, elle vit à Paris depuis 2000.

Plusieurs de ces romans ont été récompensés: "La Grande Drive des esprits"Grand Prix des lectrices du magazine ELLE et Prix Carbet de la Caraïbe en 1993, "L'Espérance-Macadam" en 1995 Prix RFO, "L'Exil selon Julia" Prix Terre de France et Prix Rotary en 1996 ou encore "Folie, aller simple : Journée ordinaire d'une infirmière" Prix Carbet des lycéens en 2011.

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