mercredi 20 mars 2024

Jean Hegland – Rappelez-vous de votre vie effrontée – Editions Phoébus – 2023 -

 


L'histoire

John Wilson, un brillant universitaire est atteint de la maladie d'Alzheimer, et il se voit placé dans un institut spécialisé, ce qu'il ne comprend pas. Pour ce spécialiste de Shakespeare, la vie se confond un peu avec les personnages de principales œuvres du dramaturge anglais. Sa fille Randi, qu'il n'a pas revu depuis 10 ans, en raison des choix de vie de la jeune fille qui ne correspondaient pas à ceux de son père, vient lui rendre visite. Et tenter de renouer avec ce père, affaibli, qui ne la reconnaît pas toujours.


Mon avis

Voici le dernier roman qui nous livre Jean Hegland, décidément une autrice fabuleuse qui aborde le délicat thème de la fin de vie. Il ne s'agit pas de faire un cours clinique sur la maladie d'Alzheimer, ni d'étudier la pathologie, mais bien au contraire de faire l'éloge de l'amour qui lie un père à sa fille, et du pouvoir rédempteur des mots.

John est un grand spécialiste de Shakespeare, dont il connaît toutes les œuvres, lues, relues, analysées sous différents prismes et qui alors que sa mémoire flanche sérieusement s'y projette et vit dans ses souvenirs de la découverte et de la compréhension de l’œuvre. Avant d'être placé dans une institution, il vivait avec sa troisième femme, Sally, une femme simple, passionnée d'apiculture et qui a regret a du le placer. Sally doit prévenir l'enfant unique Miranda surnommée Randi, qui n'a pas vu son père depuis une dizaine d'années.

Randi a bien des reproches à faire à ce père, déjà toujours absent. Il a quitté sa mère pour une femme dont on suppose le caractère difficile, et après une dernière dispute avec sa fille, celle-ci a juré de ne plus le revoir. Randi vivait la vie des adolescents de l'époque, dans sa période « grunge » les cheveux teints en violet, le maquillage excessif et surtout un désamour des études. Aujourd'hui, plus sobrement vêtue, elle est propriétaire d'un café et une excellente barista. Mais, passionnée de jeux vidéos, elle a décidé de s'inscrire à l'université pour apprendre à en créer. On pourrait croire que ces deux univers totalement opposés, mais finalement pas temps que cela, écrire des jeux vidéos que la jeune femme veut moderniser et complexifier ou analyser du Shakespeare sont des défis intellectuels.

La première visite se passe mal, son père la reconnaît mais lui aussi lui en veut en pensant qu'elle a raté sa vie. Puis il s'échappe encore dans les œuvres de Shakespeare, totalement indifférent au monde qui l'entoure. Mais Sally s'acharne à faire renouer la relation entre la fille et le père, persuadée que c'est nécessaire, et elle a raison, parce que petit à petit un rapprochement s'esquisse et l'amour renaît, loin du passé. Il était là sans doute ce grand vide qui a toujours éloigné John des autres, caché sous sa carapace d'intellectuel, mais incapable de comprendre une enfant qu'il n'a pas pu mouler à son image. Oubliant au passage que lui aussi a été en froid avec son propre père, lequel ne concevait pour ses enfants que des métiers lucratifs et sûrement pas des études de lettres pour son dernier.

Ce livre n'est pas d'une lecture facile. Ceci dit vous n'avez pas besoin de lire tous les drames de l'auteur élisabéthain pour comprendre le roman, ils sont très bien expliqués selon les besoins du roman. Moi-même j'ai ouvert le livre, puis je l'ai refermé, en passant à autre chose, et puis je l'ai repris et sans m'en rendre compte j'avais déjà lu la moitié du livre dans la journée. C'est vous dire le talent de conteuse de Jean Hegland, qui passe d'un livre comme elle le dit « sur la fin du monde » (Dans la forêt, énorme succès en librairie), à un roman intimiste et féminin puis à cette apothéose érudite, et pleine d'espoir. Une vraie ode à la littérature aussi, la grande, celle qui élève l'esprit et le cœur. Servie par une écriture pudique et sensible qui renforce la narration, Hegland nous pose à nous aussi la question : que reste-t-il de notre vie, de tout ce que nous avons patiemment vécu et appris, lorsque nous avons tout oublié ? Et aussi celui du pardon, cette capacité de l'être humain à puiser dans ses ressources pour oublier les mauvais moments, se souvenirs des bons et de pouvoir exprimer même si on est affaibli mentalement, tout l'amour que l'on porte à des êtres proches.

Dans l'épilogue du roman, l'autrice confie s'être consolée de la mort de ses parents , tous deux universitaires, en pensant qu'ils sont morts en compagnie de l'auteur élisabéthain : son père d'un AVC avec les œuvres complètes sur les genoux, sa mère en récitant des vers de Hamlet, alors que comme John elle avait perdu la mémoire.

le titre original de l'ouvrage : Still time, joue sur une ambiguïté : Still time signifie "Encore temps" (de revoir Miranda), mais aussi "un temps dans lequel il ne se passe plus rien, un temps au calme plat" en raison de la maladie. le titre de la version française de l'ouvrage reflète une autre option : un extrait d'une œuvre du grand dramaturge.
Enfin j'ajouterais, à l'attention du lecteur, que dans la maladie d’Alzheimer, ce sont d'abord les souvenirs les plus récents qui se perdent, puis ainsi de suite, c'est du moins ce que pensent pas mal de spécialistes de cette maladie.

Sublime, profond, sachant aussi jouer avec des passages légers, Jean Hegland qui ne publie pas beaucoup est décidément une très très grande autrice.



Extraits

  • Au fil des ans, il est devenu de plus en plus difficile d'enseigner quoi que ce soit à ses étudiants, alors que tant d'autres choses viennent solliciter leur attention - les technologies nouvelles s'ajoutant aux hormones de toujours - et que la valeur d'une éducation est dissoute dans le tumulte de la recherche d'emploi. Pour certains d'entre eux, le simple fait de manier les règles de la ponctuation et de retenir correctement une citation est désormais un défi. Pourtant, John n'a jamais baissé les bras. A la différence de beaucoup de ses collègues, il n'a jamais perdu sa foi en eux, ni sa passion pour son sujet. Jamais perdu sa conviction qu'étudier William Shakespeare pouvait aider chacun à vivre une vie plus riche.

  • L'imagination seule nous soulage du piège de notre moi. L'imagination seule peut nous offrir l'opportunité d'entrevoir une personnalité ou une âme. Et c'est l'art et la littérature - et Shakespeare - qui nous laissent imaginer l'humanité chez autrui et nous aident à la trouver en nous-mêmes.

  • Il avance à tâtons dans les ombres de son passé qui se délite, essaie de retrouver l'intrigue ou d'identifier les raisons de sa circonspection. - Elle m'a insulté, annonce-t-il, étonné et amer, quand la vérité flottante apparaît enfin à sa conscience. Il est trop tard maintenant, déclare-t-il à la nuit tombante. - Pas encore. Sally lui prend les mains et les porte à son coeur. Il y a encore du temps. Miranda et toi pourriez encore vous pardonner l'un l'autre et...
    Elle hésite une seconde, soudain aussi gênée que si elle avait été à deux doigts de prononcer des paroles déplacées, voire obscènes. - Oublier, lui dit John comme elle semble incapable de compléter cette formule pourtant si simple. Oublier, c'est le mot que tu cherches, mon amour.

  • Comme Shakespeare nous le rappelle sans cesse, nous allons tous mourir. C’est ce qui se passe pendant que nous vivons qui doit compter–ce que nous apprenons, ce que nous savons, ce que nous finissons par comprendre avant de disparaître.

  • L'humanisme - avait-il tenté de nouveau -, ce système philosophique qui suppose, comme William Shakespeare le supposait assurément aussi, que tous les êtres humains partagent une nature essentielle et que, malgré les puissantes influences de la biologie, de la psychologie, de l'histoire et de la culture, nous conservons la possibilité d'exercer notre libre arbitre. L'humanisme, continua- t-il en se penchant vers ses collègues avec tout le zèle de sa conviction malgré les mots sur lesquels il butait, dont la valeur la plus fondamentale est la croyance que les êtres humains peuvent apprendre, grandir, changer, et que l'art - et la littérature - peut alimenter cette évolution.

  • C'est au-dedans que les démons vivent, dans les regrets qu'il ne parvient pas à vaincre, dans les griefs impossibles à surmonter.

  • Il se sent seul, soudain terriblement seul, entièrement seul dans sa pauvre peau, seul dans une pauvre vie qu'il ne reconnaît pas, dans une chambre sans grâce, en compagnie d'une inconnue qui veut qu'il mette son pyjama. Il a terriblement envie de la présence de quelqu'un qui le connaisse, de quelqu'un qui puisse lui dire qui il est. Il veut qu'on lui rende sa vie, son honorable et riche vie. Sa vraie vie, pleine de lendemains, de matins et de soirs et d'après-midi. Pas cette existence vide et sans fin dans cette pièce sans personnalité.

  • Pendant longtemps, il avait cru que leur voyage en Sicile signerait la transition entre le dernier chapitre décevant de sa carrière universitaire et le début du vrai travail auquel il voulait consacrer sa retraite. Il s'émerveillait par avance de tout ce qu'il allait pouvoir accomplir - de tout ce qu'il allait lire, écrire, publier, découvrir et créer - en ces jours dorés où son temps lui appartiendrait et où il n'aurait plus de compte à rendre à personne, sinon à William Shakespeare, à Sally et à lui.

  • Ça reviendra plus tard, se dit John, tourné vers la fenêtre, reprenant à son compte la vision romantique du temps, la conviction que l'avenir ramènera ce qui a été perdu, que rien de ce qui compte vraiment ne disparait jamais pour de bon.

  • It has grown harder, over time, to teach his students anything, what with so much else competing for their attention - new technologies along with ancient hormones - and the value of an education all but forgotten in the scuffle for a job. These days, even proper punctuation and correct citations are a challenge for some of his students. But John has never given up on teaching. Unlike many of his colleagues, he never lost his faith in students nor his passion for his subject. He never lost his conviction that studying William Shakespeare can help people live richer lives.

  • He gropes in the shadow of his vanishing past, trying to find the plot or identify the motivations that might explain his current circumspection. "She cursed me", he announces in bitter wonder when the truth of it finally wafts into his awareness. "It's too late now," he tells the darkening world.
    "Not yet." Sally grabs his hands and pulls them to her heart. "There's still time". You and Miranda could still forgive and - ". She hesitates for a second, suddenly appears as abashed as if she had been about to say something untoward or even obscene. "Forget, " John offers when it seems she is unable to complete that simple cliché. "Forget is the word you're looking for, my love".

Biographie

Née à Pullman, État de Washington , le 11/1956, Jean Hegland est une écrivaine américaine. Elle commence ses études au Fairhaven College de Bellingham dans l'État de Washington, puis obtient un BA en arts libéraux de l'Université d'État de Washington en 1979.
Après avoir occupé divers petits boulots, dont des ménages dans une maison de retraite, elle décroche en 1984 une maîtrise en rhétorique et enseignement de la composition de l'université de Washington. Elle devient alors enseignante.
En 1991, alors qu'elle a donné naissance à son deuxième enfant, elle publie un premier ouvrage non fictionnel sur le thème de la grossesse, "The Life Within: Celebration of a Pregnancy". En 1996, elle termine l'écriture de son premier roman, "Dans la fôret" ("Into the Forest"), qui raconte la relation entre deux sœurs qui doivent apprendre à survivre seules dans une forêt.
Le roman obtient un succès national puis international. En 2015, il est adapté au cinéma par Patricia Rozema avec Ellen Page et Evan Rachel Wood.
En 2018, "Dans la forêt" obtient le Prix de l'Union Interalliée dans la catégorie roman étranger par Cercle de l'Union Interalliée.
Jean Hegland vit aujourd’hui au cœur des forêts de Caroline du Nord et partage son temps entre l’apiculture et l’écriture.
site officiel : https://jean-hegland.com/





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