L'histoire
Depuis 6 ans, une femme quasi amnésique vit dans une grotte cachée par la forêt sur un causse dans le sud du pays. Elle passe ses journées à pécher dans la rivière en contrebas, poser des pièges, cultiver un petit jardin. Elle ne possède pas grand chose, quelques objets de sa fuite (ce dont elle se rappelle difficilement), un couteau aiguisé et une carabine avec peu de munitions. Sa plus grande peur : qu'un intrus découvre son refuge qu'elle garde comme une lionne. Elle connaît par cœur son territoire et décide qu'il est inviolable. Quand une détonation se fait entendre dans la vallée, elle part en chasse. Peu à peu des souvenirs remontent.
Mon avis
Étonnant petit livre de 144 pages, qui fait une belle place au « nature writing ». Cette catégorie littéraire, popularisée notamment par les éditions Gallmeister met la nature ou un de ses éléments (une forêt, une rivière, un lac, une montagne mais aussi des conditions climatiques : sécheresse, gel et) au centre de l’histoire pour en faire aussi un personnage principal. Cette littérature a toujours existé mais sans qualificatifs. On peut citer Jim Harrison comme le plus connu des auteurs de nature writing par exemple). Ce genre littéraire prend de l'ampleur, avec la prise de conscience du réchauffement climatique.
Voilà donc une femme, totalement seule depuis 6 ans, qui a perdu la mémoire de son passé, où il ne reste que des brides. Elle sait que son mari est mort, et que le monde était en proie à des violences urbaines, des pannes d'électricité mais cela ne la touche pas. Elle a décidé de s'isoler de l'humain qu'elle finit par détester pour vivre sa vie presque monacale dans ce lieu qu'elle a trouvé par hasard. Une grotte a demi-cachée, dans la forêt, qui est sa résidence principale, bien gardée mais aussi tout un pan de ce paysage, avec sa rivière qui coule en bas, des rochers, la broussaille est son territoire qu'elle défendra coûte que coûte. Elle s'astreint à une discipline de fer, son temps étant occupé à assurer sa nourriture : chasse avec d'anciens pièges laissés par les braconniers, pêche, elle cultive même un petit jardin où poussent des pommes de terre, des poireaux sauvages, de la bardane et autres plantes. De plus elle a des cachettes un peu partout sur le plateau. Elle s'astreint tout les jours aux mêmes rituels, et écrit un journal dans un précieux carnet et un tout aussi précieux stylo.
Mais un jour, elle entend une détonation dans la vallée. Une autre présence humaine donc et cela lui est intolérable. Elle va pister l'intrus puis le tuer (il avait essayé de la tuer aussi avant), et le jette dans la rivière. Sans remords ni regrets, elle récupère les quelques objets qu'avait l'homme. En hiver sur le sol gelé, un autre randonneur importun se fait aussi tuer et elle récupère un sac contenant une liseuse, et un panneau solaire. La lecture, qui lui a tant manqué, devient alors sa principale activité, mais elle se reprend très vite. Elle sent qu'un autre individu est là. Encore une traque à venir. Mais petit à petit ses souvenirs de sa vie d'avant remontent, jusqu'à retrouver la totale mémoire des événements qui l'ont conduite là.
On ne saura jamais son nom.
Étrange roman où la vie en société est devenue infernale (violences urbaines etc) mais où des communautés d'entraide s'organisent. Il me fait un peu penser au livre de Marlen Hopshaufer « le mur invisible » autre dystopie mais qui s'arrête quand la narratrice n'a plus de papier et d'encre pour terminer son récit.
Ce livre mélange subtilement la beauté de la nature à la violence de cette femme qui a choisi volontairement cette vie d'ermite qui n'en n'est pas une. Car il lui faudra aussi un long cheminement intérieur pour comprendre qu'on ne peut pas vivre seule et que l'amour d'un être cher ou d'amis est nécessaire à l'épanouissement. Et que la loi de la jungle où il faut toujours être le plus fort, contre les animaux prédateurs, contre les éléments est épuisant.
C'est aussi le rejet d'un consumérisme aveugle, et du travail subi. La nature aussi belle que dangereuse est un endroit à préserver. D'ailleurs la femme ne prélève que ce dont elle a besoin pour manger. Son cœur s'est endurci. Elle se souvient que son mari est mort. La seule chose qui lui importe est donc « son territoire »,exactement comme les animaux marquent le leur.
Dans une écriture limpide, au mot juste, se côtoient les deux cotés de l'âme humaine : la sauvage et violente enfouie en nous par la bienséance, l’éducation, le désir de bien faire et notre part lumineuse, capable de se réjouir des premiers rayons du soleil ou du chant d'un oiseau, capable d'empathie.
Ce petit livre est dérangeant dans son atmosphère où les angoisses de cette femme (la peur de retrouver un contact humain) l'amène à oublier tout sens moral, jusqu'à la prise de conscience finale. Un livre qui dans la multitude des thèmes effleurés nous renvoie à la question fondamentale : que sauver quand tout s'écroule ?
Voilà
un livre qui vous happe, et qui vous scotche, car jamais vous ne
lirez une histoire aussi simple et originale, qui oscille entre la
beauté de ce coin perdu et l’ambiguïté de cette femme pour
laquelle survivre est le seul but.
Extraits
Son œil fixe la frontière. À l’ouest, une colline nue et ronde, tachée de genêts ; à l’est, une forêt de pins noirs au garde- à-vous ; entre les deux, s’étirant du nord au sud, un plateau karstique, une étendue rase, sans arbre ni buisson, aux herbes trop courtes pour onduler dans le vent. Tout y est figé. Seules les ombres changeantes des plus gros rochers posés là insufflent la vie. Un sol lunaire sur lequel prospéraient moutons et chèvres quand il y avait encore des bergers. Aucune trace de chemin ni de construction. Les poteaux des clôtures ont été repris et brûlés. Un ruisseau dégoutte de la colline et serpente en pente faible entre les blocs de granit. Le débit est ténu. Elle n’entend rien.
La peau de la truite grésille sur le feu. Les odeurs de thym et de romarin embaument. Pour l’occasion, elle épluche une pomme de terre et un poireau sauvage. Elle songe à Belle du seigneur. La patience est mère de toutes les vertus : cinq jours pour qu’une truite pénètre dans le piège ; cinq nuits de lecture pour parvenir à bout des 853 pages. Elle irradie d’une joie simple et directe qui ne s’encombre d’aucun but ni d’aucune route. La journée a été merveilleuse. Dehors, les rayons déclinants participent à son bonheur. Elle rend grâce. Elle est riche de nouvelles émotions et s’apprête à déguster un poisson grillé.
Mes souvenirs sont des crépuscules ; aucune de mes histoires n’a de commencement.
Son œil fixe la frontière. À l’ouest, une colline nue et ronde, tachée de genêts ; à l’est, une forêt de pins noirs au garde- à-vous ; entre les deux, s’étirant du nord au sud, un plateau karstique, une étendue rase, sans arbre ni buisson, aux herbes trop courtes pour onduler dans le vent. Tout y est figé. Seules les ombres changeantes des plus gros rochers posés là insufflent la vie. Un sol lunaire sur lequel prospéraient moutons et chèvres quand il y avait encore des bergers. Aucune trace de chemin ni de construction. Les poteaux des clôtures ont été repris et brûlés. Un ruisseau dégoutte de la colline et serpente en pente faible entre les blocs de granit. Le débit est ténu. Elle n’entend rien. Allongée sur le ventre, immobile, l’humidité du sol infuse sa chemise à hauteur de poitrine, l’air glacé lui griffe les joues, un vautour fauve plane en cercle à son zénith, elle ne bouge pas. Elle attend.
Hier, dans cette zone, aux confins de son territoire, il y a eu une détonation.
Elle balaye le causse d’un regard alangui. Elle ignore ce qu’elle cherche alors elle ne s’attarde sur rien. Ses pupilles dilatées flottent dans le paysage, elles s’habituent aux dégradés de vert, de gris, de noir, aux variations de lumière, découvrent des formes, fouillent les ombres. Les rondeurs de la colline dessinent le buste d’une femme généreuse, soulignent son front, son nez, son épaule, son sein lourd jusqu’à l’auréole vert empire de son sexe clair que délimite un tapis de myrtilles sauvages. À la lisière de la forêt, l’œil se fatigue. La vision se brouille comme à travers un grillage. Que distinguer à trois cents mètres dans un enchevêtrement de troncs ? Alors, elle recherche l’indice d’une présence dans l’agitation des branches basses. La nature est harmonie, elle quête la dissonance : la présence humaine.
Les va-et-vient la bercent. Elle s’engourdit. Une ombre apparaît à sa gauche. Sursaut. Un chien surgit sur la hauteur et dévale les hanches de la déesse endormie. Accélération du cœur. Il est rejoint par un, deux, trois, puis quatre autres bêtes : ce sont des loups. Ils se dirigent vers la forêt. Dans sa position, contre le vent et dos au soleil, elle ne risque rien. La meute s’arrête au ruisseau pour se désaltérer. Elle se hisse sur les coudes pour mieux les observer. Le loup le plus massif pointe son museau dans sa direction. Elle se raidit. Il reste dans cette position un temps infini. Masque de poils blanc, yeux jaunes. Il l’a devinée. Elle bloque sa respiration et étouffe l’épouvante des contes de l’enfance. Il aboie. Les autres loups se tendent vers elle. Il aboie une seconde fois et la meute repart d’où elle est venue. Le corps de la femme s’affale comme une voile morte.En ville, mon esprit était comme une luciole enfermée dans un poing, ma présence au monde avait la vitalité du mannequin de plastique dans la vitrine d’un grand magasin – proportions idéales dans des tissus fleuris, coquette, invisible, je décorais.
En forêt, tous les animaux savent qui je suis. Ils me craignent, me fuient, aucun n’est insensible et, peut-être, l’un d’eux me dévorera. Ce sera sans méchanceté. Ma lumière finira dans l’estomac d’un sanglier, d’un lynx ou d’un loup, alors j’appartiendrai entière à la vie sauvage. Tout vaut mieux que l’indifférence. Desserrer l’étreinte, s’évader et vivre tel un phare dans l’obscurité du monde.Je demande pardon à Pierre et pardon à Nora. À force de solitude, je me suis entêtée à les oublier. Tout s’éclaire maintenant. J'étais femme et j'étais mère. J'étais moi et j'étais eux. La survie est inutile si on oublie cela. L'homme vaut plus que la somme de ses cellules. Les liens qu’il tisse avec ses semblables et avec son environnement sont plus importants que lui-même. Il vit au-delà des limites de son corps. Il refuse les frontières. Il est le baiser. Il est le souvenir qu’il sème dans l’éternité. Il est le seul être de la création à s’émouvoir d’un coucher de soleil. La biologie ne comprend rien à la poésie. L'amour existe les hommes finiront par l'entendre. Je l'ai compris trop tard. L'amour existe, sinon nous ne servons à rien.
Les rondeurs de la colline dessinent le buste d’une femme généreuse, soulignent son front, son nez, son épaule, son sein lourd jusqu’à l’auréole vert empire de son sexe clair que délimite un tapis de myrtilles sauvages.
L'intuition n'est pas un sixième sens, c'est la synthèse de tous les sens, l'évidence du corps qui se connecte au monde.
Au début, je pleurais pour un rien. J'ai trouvé ma consolation à l'orée d'une clairière. Quand je suis trop pleine de chagrin, je me décharge au creux d'un vieux châtaignier occupé à mourir. Il est ma chapelle. Je me glisse en son sein et l'arbre emploie ses racines à enfouir ma tristesse. Je l'ai baptisé théâtralement : « L'arbre de toutes les peines ».
L'homme invente pour se consoler de n'avoir rien créé. Il étiquette pour ne pas se perdre dans ce monde indéfini, il baptise pour laisser une trace, pour exister, pour ne pas mourir tout à fait.
La nature est un enseignement continu, une classe debout et remuante où l'essentiel se partage dans les infinies variations de lumière, de pression, ou d'humidité. La roche palpite, la sève circule sous l'écorce, la mousse aspire l'eau, les champignons jaillissent au ralenti après la pluie. Tout vibre: le silence, la vie, la mort et le bonheur dans une égale énergie.
Il y a plusieurs durées dans une vie. La régularité du temps qui s'écoule est une invention de l'homme. Au grand dam des horlogers, le temps est malléable et subjectif; les périodes d'ennui diffèrent de celles du jeu. L'enfant l'a compris, son temps s'étire interminable comme un élastique qui ne casserait jamais. Il veut s'échapper du temps, aspire à la nature, à l'épuisement de la course en forêt. À l'inverse, entraîné dans la vie moderne, l'adulte comprend que la minute présente ne lui appartient plus. Les secondes fileront jusqu'à sa mort sans qu'il n'y puisse rien. Et avec l'âge, le mécanisme accélère.
Nous ne sommes que cela. Des machines chimiques à produire des molécules. Des endorphines et de la sérotonine, plus ou moins dosées définissent notre personnalité, nos vices et nos vertus, nos joies et nos peines. Le libre arbitre est une plaisanterie comme les sentiments sont une Illusion. Une seule question importe: où se loge l'amour dans cette fragile biologie?
J'écris dans l'urgence. Peut-être que demain, il sera trop tard. J'ai repoussé plusieurs fois les assauts. Il faut le crier : les hommes sont nuisibles. La confiance est rompue. Je le raconterai plus tard. La mémoire est une toile d'araignée fragile qui se déchire si on la brusque.
Je prélève ma part, ni plus ni moins. Je tue pour vivre, pour ma sécurité et ma nourriture. Dans la société, c'est la même tuerie sauf qu'ici, je ne délègue pas mes besognes au boucher et au militaire. Dans la forêt je m'expose, je me salis.
La survie dans le monde sauvage répond à une succession de choix, c’est une balance qui pèse le bénéfice d’une action et son risque inhérent.
J'ai construit ma maison haut perchée, comme un château cathare, barricadée dans un cercle dont le rayon avoisine les trois heures de marche. Mon territoire s'étend sur un peu plus de deux cents quatre-vingts hectares, comme celui d'un aigle royal. J'en fais le tour en une journée ― dix-neuf kilomètres si les mathématiques disent vrai. J'ai de l'eau, du bois, des herbes, des baies, du poisson, des écrevisses, des petits animaux que je piège, du silence et de la solitude. Tout cela est suffisant quand on l'a choisi.
Biographie
Pierre Chavagné, né en 1975 en banlieue parisienne, vit et travaille dans le Sud de la France. Auteur Academy est son premier roman.
Voir ici : https://www.youtube.com/watch?v=yGB3vnISRYk
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