L'histoire
Edda et Einar sont nés du même père, mais de deux mères différentes qui finalement deviennent amies et décident d'élever ensemble leurs enfants. Edda est hyperlexique, autrement elle développe des facultés de lecture avancées, alors que son frère Einar est lui dyslexique et l'apprentissage de la lecture est pour lui très difficile. A l'adolescence, Einar décide de partit sur des bateaux de pêche au nord de l'Islande, donnant peu de nouvelles. Après une tentative de suicide, Edda est considérée comme autiste. Elle n'a pas d'amis, elle vit seule avec ses livres, et aucun suivi médical n'est fait, sa mère Julia, autoritaire et possessive refusant de voir les troubles de sa fille et préférant lui accorder toute son attention. Puis Edda change et devient une «influenceuse » renommée, se marie et donne naissance à un bébé. Mais trois moi après, elle disparaît, on sait juste qu'elle est allée à New-York, avec une petite fortune personnelle qu'elle s'est constituée. Julia oblige alors Einar d'aller retrouver sa sœur, et de la ramener en Islande.
Mon avis
Un livre sur la lecture voilà un sujet passionnant et assez bien maîtrisé par l'autrice irlandaise donc c'est l'avant dernier livre.
Ici, tout marche par duo ou couple.
Il a le couple des deux mères, Julia, une femme forte, directive, colérique qui a l'habitude de prendre les choses en main. Puis Ragneidour, une femme gentille, qui hélas subi un AVC et dont Julia s'occupe car Julia ne manque pas d'empathie. Elles ont été mises enceintes par le même homme, un type sans intérêt, qui promet de les aider financièrement. Mais les deux femmes, dont le caractère sont complémentaires deviennent amies et décident d'élever ensemble leurs enfants. Julia accouche d'une petite-fille qu'elle nomme Edda et Ragneidour d'un garçon prénommé Einar.
Voilà le deuxième couple principal de ce roman. Edda apprend à lire très vite, elle invente des histoires pour son petit frère, qui lui accuse un retard scolaire. Einar est diagnostiqué comme dyslexique et si il est sociable, il finit pas détester l'école et tout l'enseignement. Doté d'un physique impressionnant, en ayant assez des tensions entre lui et Julia qui l' élève comme son propre fils, il part s'engager dans des bateaux de pêche au nord de l'Islande, dans des fjords venteux.
Il laisse aussi sa sœur, fragile, seule. Edda qui apprend très vite, à une mémoire visuelle impressionnante est diagnostiquée autiste, mais sa mère refuse toutes formes de soin, et d'ailleurs Edda ne coopère pas vraiment. Son monde est restreint aux livres, elle est incapable de se lier à quelqu'un, et sa solitude devient une souffrance. Puis soudain, elle change totalement. De la jeune fille qui ne faisait pas attention à elle, elle devient une belle femme, impeccablement maquillée, qui épouse un homme d'affaires dans les nouvelles technologies. Elle accouche d'un petit garçon, et trois mois après elle disparaît. Dépression post-partum ? Un autre amoureux secret ? La police islandaise considère qu'elle est adulte et libre de ses choix, mais retrouve sa trace à New-York. La police américaine a assez à faire avec les cas d'urgence comme les disparitions d'enfants et ne s'intéresse pas à cette affaire. Après tout cette femme est adulte, elle s'est constituée une petite fortune personnelle (à l'insu de sa famille). Paniquée, Julia ordonne à Einar, de retrouver sa sœur. Parlant mal l'anglais, il retrouve facilement sa sœur, où plutôt c'est elle qui le trouve et qui lui explique son drame. Ni son mariage, ni son bébé qu'elle est incapable d'aimer ne l'ont rendue heureuse. Son hyperlexie est son fardeau, aussi a-t-elle pris contact avec une société très discrète Alex Analityca, qui est une filiale des GAFA. Ceux-ci sont persuadés qu'à l'avenir les gens ne liront plus et que tout se passera par l'oralité. Déjà on écrit plus beaucoup dans nos sociétés : stylo et crayon sont remisés au profit des commandes vocales qui existent déjà sur nos smartphones et ordinateurs. Sans parler de ces enceintes ultra connectées comme justement « Alexa » d'Amazone qui passe votre musique préférée, éteint ou allume les lumières tout cela au prix d'abonnements extrêmement rentables.
Dans ce monde dystopique créé par l'autrice, Alex Analytica propose une petite opération pour limiter la zone lecture/écriture dans le cerveau de Edda, pour réduire ses souffrances. Edda fait référence au Phèdre de Platon, où Socrate expliquait préférer l'oralité à l'écrit, plus véridique selon lui. Mais Platon parlait d'une antiquité où seuls les érudits avaient accès à l'écriture et la lecture, pas les masses plébéiennes. De même une référence un peu maladroite à Inanna, plus connue sous le nom d'Ishtar, la grande déesse mésopotamienne dont les légendes varient selon les écrits et les lieux. Considérée comme la déesse de l'amour, de la fertilité mais aussi de la guerre, aucun écrit n'indique qu'Ishtar ait en une réflexion sur la lecture. Par contre les légendes sont assez d'accord pour la voir mariée à son propre frère, tout comme Isis était la sœur et l'épouse d'Osiris. Autrement dit le tabou suprême de l'inceste. Hors Edda/Einar formeraient le couple parfait et complémentaire, mais cela reste impossible. Ces deux là sont très connectés l'un à l'autre un peu comme des jumeaux, mais il n'y a aucun désir physique entre eux, juste que chacun épaule l'autre. C'est Einar qui fera entendre raison à sa sœur, et qui l'aidera à s'accepter telle qu'elle est. Le rôle inversé d'Osiris (dans la mythologie égyptienne, c'est Isis qui redonne une forme de vie à son mari assassiné).
A ce petit détail près, le livre est une réussite : il nous met en garde contre la facilité apparente des nouvelles technologies, de l'Intelligence Artificielle (on voit déjà les dégâts que font des programmes comme chatGPT. Sous la forme d'un présent et d'un jadis, l'écriture est assez simple et les concepts de Platon/Socrate assez bien expliqués, mais il y manque une contradiction, que l'autrice nous laisse faire.
Ne jetons pas nos cahiers et nos stylos, ne nous précipitons pas vers la fausse facilité d'une technologie qui n'est là que pour nous asservir et limiter notre pensée. Lisons, écrivons, dessinons mais surtout restons très vigilant à ces technologies qui ne sont là que pour nous asservir ! Un livre très dérangeant finalement et que je recommande, malgré quelques petites erreurs.
Extraits
Il faut du courage pour être quelqu’un de bien, ajoute-t-elle. Il faut naviguer, à contre-courant, se battre pour la bienveillance.
Voyez, l’économie de marché fera de vous des hommes libres jusqu’à ce que les crises, les inégalités et le changement climatique aient raison de votre euphorie.
Nous voulons préparer l’humanité à un futur dont la lecture sera absente, répond le vieux professeur. L’écrit est condamné….. Les géants des nouvelles technologies travaillent avec acharnement sur les outils qui le rendront obsolète. L’ensemble de la vie intellectuelle de l’Occident est tributaire de l’écrit depuis des siècles et des siècles, principalement de la langue littéraire, mais depuis quelques années on observe un certain nombre de turbulences. La jeune génération se nourrit spirituellement et communique de plus en plus en recourant à des moyens visuels, par le biais des programmes télévisés, des jeux en ligne, de YouTube et d’Instagram. … Les écrivains et les éditeurs sont témoins de la baisse du nombre de lecteurs, les enseignants voient les compétences de lecture et d’écriture s’effondrer chez leurs élèves…. L’écrit a perdu sa prédominance en l’espace de quelques années….. Je ne verrai pas tout ça reprend le vieil homme, cette révolution ne sera sans doute achevée que d’ici un demi siècle, mais vous, vous en serez témoins, vos enfants y prendront une part active et leurs enfants ne connaîtront rien d’autre qu’un monde dénué de textes. Ils ne sauront donc pas lire.
Justement, le temps est une drôle de créature. Il semble avancer et s'écouler en formant un courant linéaire et continu, mais en réalité, il s'enroule sur lui-même, rebondit par moments sur les pierres plates d'une rivière, se suspend et reprend haleine dans les abîmes tranquilles, pourrit dans les bourbiers puis se jette du haut des falaises en cascades affolées. Parfois, on ditait qu'il refuse de se conformer aux lois de la physique et qu'il recule, en quête de son origine.
Son corps semblait trop grand pour lui, comme si la silhouette de l'homme qu'il allait devenir avait déjà pris forme, mais qu'il ne la remplissait pas encore entièrement.
Chaque fois que je lis un mot, ma mémoire le stocke pour toujours, les créations des écrivains sont mes seuls amis, les personnages de roman mes seuls amants. Mon esprit m'a enfermée dans une prison dont les barreaux sont les mots, il m'a isolée du royaume des vivants, des individus de chair et de sang.
Imagine qu'il n'y a plus aucun bruit et que ton esprit n'abrite aucun mot. Imagine un lieu et une époque où il n'existe aucun mot pour définir quoi que ce soit, où les choses sont là sans que tu aies besoin de les nommer. Avant que nous ayons appris à parler, pendant que nous gazouillions comme des oiseaux, avant que les mots régissent le monde.
Tu nous as mises enceintes à quelques semaines d’intervalle, tu as fait un enfant à Ragnheiður pendant que je t’attendais ici comme une pauvre idiote, tu nous as trahies toutes les deux. Par conséquent, tu n’es pas en position d’exiger quoi que ce soit, ni de nous, ni de nos enfants.
Nous n’avons pas besoin de garder espoir ni d’aller fouiller dans notre histoire familiale. Le passé, c’est le passé, Edda est une adulte.
Edda ne se droguait pas, mais elle a déjà eu des épisodes psychiatriques et fait une tentative de suicide. En général, on finit par retrouver les femmes comme elle déambulant, complètement désorientées, mais saines et sauves. Elle semble n’avoir rien emporté d’autre que les vêtements qu’elle avait sur elle.
Chacun sait que l’équilibre des femmes se trouve fragilisé après l’accouchement. Votre sœur n’est pas la première à disparaître comme ça. La dépression post-partum est un phénomène assez fréquent. Je ne suis pas spécialiste, mais je crois savoir que cela va même parfois jusqu’à ce qu’on pourrait qualifier d’accès de folie, précise le policier.
Socrate avait peur de l’écriture. Il pensait qu’elle détruirait la faculté que l’être humain a de penser de manière indépendante et de se souvenir.
La solitude ne lui a jamais pesé, elle a toujours été son amie, mais cet hiver, alors que , peu à peu, le soleil monte plus haut dans le ciel glacial, il semble que sa lumière l'éclaire d'un nouveau jour et que, tout à coup, elle distingue le monde à travers la coquille de plus en plus transparente qui la sépare de tous les autres et la préserve des bruits de l'extérieur.
La question qui se pose à moi avec la plus grande acuité … est de savoir si l’écrit a été une bénédiction ou une malédiction pour l’humanité. Il est indubitable que les premières formes d’écriture n’ont servi ni les poètes ni les philosophes, mais les collecteurs d’impôts. Le bas peuple n’a pas profité de cette fantastique trouvaille, il a au contraire perdu sa liberté et ses anciennes coutumes et s’est retrouvé asservi dans les champs de rois guerriers qui affamaient leurs sujets et les écrasaient d’impôts. Les taxes dont devaient s’acquitter les paysans étaient consignées sur tablettes, et il a fallu des milliers d’années pour que naisse l’idée que le peuple pouvait mettre à profit l’usage de la langue écrite qui jusqu’alors avait servi à l’enchaîner.
Elle a sauvé ce qu’elle pouvait sauver, sauvé ce qu’on considère comme étant ma vie et me voilà assise là, muette pour l’éternité, paralysée d’un côté, une expression d’étonnement figée sur la moitié droite de mon visage. Ils s’entêtent : rééducation langagière, kinésithérapie, ergothérapie et que sais-je encore. Une tragédie, disent-ils, une femme en parfaite santé transformée en bonne à rien, alors qu’elle est tellement douée, tellement artistique, tellement jeune, elle n’a même pas quarante ans.
Elle appartient à cette race de femmes qui ont serré les dents et maintenu notre nation en vie pendant mille ans, bravant les famines, les catastrophes naturelles et les épidémies. Ces femmes-là n’ont pas le temps de s’attarder sur des conneries comme la liberté individuelle ou la diplomatie, pour elles, tout est question de vie ou de mort, et seules comptent leurs certitudes.
Elle a toujours pensé appartenir à cette race de gens qui n’hésitent pas à prendre des décisions aussi audacieuses qu’imprévisibles, elle a soif d’expériences. Elle veut mener une existence passionnante dans les grandes métropoles étrangères, accumuler les histoires, les amants, et en acquérir une profonde sagesse, un peu comme Anaïs Nin, si ce n’est qu’elle n’est pas certaine d’avoir envie de coucher avec des femmes mariées. En revanche, elle veut bien goûter aux sushis. Et même si cet homme l’a fait mettre à la porte du Bíóbar, même s’il est assis à sa table comme si cet endroit et le reste du monde lui appartenaient, son charme envahissant pique sa curiosité.
Elles sont tellement jeunes, elles ont tout juste vingt ans, et dégagent quelque chose de pur et de limpide. Elles ne semblent pas se rendre compte que leur arrangement est étrange, pas plus qu’elles ne mesurent où il nous conduira.
Nos mères étaient le nombril du monde, elles étaient le centre de gravité de nos existences, omniscientes et omnipotentes. Nous tournions autour d’elles comme deux satellites et, quelque part à la périphérie se trouvait notre père, ce soleil radieux pesant comme un trou noir, venu d’une autre galaxie.Edda présente d’étonnantes prédispositions pour la lecture, en outre, elle retient tout ce qui est écrit, précise Júlía en servant le café dans les tasses. Son vocabulaire est très étendu pour son âge. Il s’agit sans doute d’une sorte de don, mais sa précocité sera peut-être moins visible quand les autres enfants auront rattrapé son niveau en lecture. Pour l’instant, ça ne présage rien.
Biographie
Sigríður
Hagalín Björnsdóttir est journaliste, dirige le service
informations de la télévision publique islandaise où elle présente
le journal télévisé.
Elle a étudié à l'étranger (en
Espagne, à New York et Copenhague) avant de retourner à Reykjavík.
Elle est romancière. "L’île" est son premier roman.
En savoir plus ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Sigr%C3%AD%C4%91ur_Hagal%C3%ADn_Bj%C3%B6rnsd%C3%B3ttir
Sur Phèdre de Platon : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ph%C3%A8dre_(Platon)
Sur Ishtar : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ishtar
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