L'histoire
Panniguag Madsen est une sanaji, une sage-femme itinérante qui parcourt le Groenland pour intervenir dans des villages isolés. Elle se trouve justement à Kullorsuaq pour accoucher d'une jeune femme qui est retrouvée assassinée peu après l'accouchement. Peu avant le corps de son grand-père est retrouvé étranglé. De là à faire de Panik la suspecte idéale il n'y a qu'un pas. Cette inuite de 37 ans, qui porte un tatouage « barbe de morse » selon une coutume locale peut la rendre facilement identifiable. Au Danemark (le Groenland est une ancienne colonie danoise qui n'est pas autonome dans les domaines de la Défense, de la Justice), un inspecteur qu'on aimerait bien mettre sur la touche se voit confier un « cold case », le meurtre en 2011 d'un psychiatre qui avait organisé la déportation de 22 enfants inuites au Danemark pour « devenir l'élite du Groenland ». Seuls 6 d'entre eux ont été adoptés par une famille danoise, avec plus ou moins des bons traitements. Les autres ont été renvoyés au Groenland, où les familles, souvent pauvres, n'ont pas voulu les reprendre. Enfermés dans un orphelinat, ne connaissant plus leur langue maternelle, beaucoup finir dans la précarité, ou se suicidèrent.
Et si ces deux affaires étaient liées ?
Mon avis
Un polar envoûtant, voilà ce que l'on peut dire de l’Inuit où l'auteur s'inspire de « l'affaire des 22 » qui affola l'opinion danoise lorsqu'elle fut révélée par la journaliste d'investigation Mile Bers et du film « Eksperimentet ». De fait des années 50 à 1960 ce furent plus de 1600 jeunes groenlandais qui furent envoyé au Danemark mais dans de meilleures conditions, ils ont pu revenir dans leurs familles groenlandaises, avec des diplômes et revendiquer leur identité groenlandaise. Ce n'est qu'en 2020 que la Présidente Mette Frédericksen a présenté les excuses officielle du Danemark, ainsi qu'une indemnisation largement inférieure aux préjudices subis pour les victimes ou leurs descendants.
De cette terrible histoire où il s'agissait pour le Danemark de « dégroenlandaliser » les inuits, on estime que seul 1 danois sur 5 est au courant.
Mo Malo s'est emparé de cette histoire, en modifiant les noms des réels protagonistes, pour en tirer un polar magnifique de rebondissements et de suspens.
On navigue entre les rites traditionnels inuits, les paysages glacés du pays le moins peuplé du monde, grandioses et terribles, avec des vents glacés, et des températures dans le négatif (-35°) car la moitié du pays fait partie de la calotte glaciaire, avec des hivers neigeux puis la dangereuse période des fontes où la circulation est particulièrement instable. Seuls les mushers (maîtres chiens de traîneaux) sont autorisés à circuler au delà de la calotte glaciaire, les transports se faisant par avions, hélicoptères, moto-neige ou trains/bus. Même si le réchauffement climatique a pour effet de rendre les températures un peu moins glaciales.
Si la population groenlandaise est en général protestantes, le chamanisme reste toute fois très présent notamment dans les petits villages côtiers et isolés. Ainsi la tradition de l’apex « âme - nom » correspond à l'identité d'un(e) inuit(e). Celle-ci se transmet de corps en corps à travers les générations successives d'une même famille. A la mort d'une personne, son nom est donné au premier né de sa descendance, quelque soit le sexe. Ainsi une fille peut se nommer ViKtor ou un garçon Kristine. C'est à travers ce biais que le roman s'intensifie. De plus chez certains individus, le fait de recevoir un prénom qui n'est pas son genre de naissance peut provoquer des problèmes psychiques et un manque de repère au genre.
L'écriture est simple, parsemée de mots inuits (tout de suite traduits), et en fin de livre un index nous rappelle les noms de personnages, ainsi que des tableaux généalogiques qui se complètent au fur et à mesure que l'intrigue avance. Sont insérés dans les chapitres, en italique le journal tenu par la mère de Panik, et en caractère d'imprimerie différent, les réflexions de « l'Inuite ».
A noter qu'une des victimes, une femme nommée Viktor, a cherché à faire publier son récit, étant l'une des rescapées des 22. sans succès.
Ce polar qui même fiction et réalité est totalement addictif. Il nous montre une facette d'un grand pays que nous ne connaissons pas ou peu (remis au jour par l'affaire Paul Watson toujours détenu à Nuuk à l'heure où j'écris cette chronique). Nous sommes hypnotisés par cette histoire qui se déroule sur 400 pages, par ces rebondissements, la culture inuite peu connue, la pauvreté aussi pour beaucoup de gens, et la poésie fragile des immensités de glace.
Extraits
Rien ne s'effaçait, bien sûr. Rien ne s'oubliait. Et pourtant, à chaque étape de la vie, il était possible de dépasser ses blessures. De ne pas ressasser les situations qui les avaient vues naître. Recouvrir le mur d'hier de la peinture fraîche d'aujourd'hui, la seule couche qui comptait vraiment.
Ilulissat – 3 mars 2021. Panik ne paniquait jamais.C’était sa réputation, pour ainsi dire sa marque de fabrique. La sûreté de ses gestes, son expertise douce et appliquée, son calme affiché quelles que fussent les complications rencontrées au cours du travail, tout dans sa pratique dénotait un sang-froid hors du commun. Cela lui valait non seulement la confiance des femmes qu’elle accompagnait, mais aussi celle de leur entourage. La preuve, on la sollicitait y compris dans des cas et des lieux où le service médical local aurait très bien pu prendre l’accouchement en charge. On l’avait choisie. Elle. La sanaji itinérante venue d’on ne sait où. Car derrière la formule facile, « Panik ne panique pas », derrière ce masque tatoué et impavide, chacun le sentait, sommeillait une compassion, une tendresse qui, le moment venu, ne demandait qu’à sourdre. Sans enfants elle-même, Paninguaq était riche de cet amour à prodiguer. Et, faute de pouvoir le répandre sur sa propre progéniture, elle en distillait à chacun et chacune d’infimes cristaux, aussi légers et purs que la neige.
De l’avis des Groenlandais eux-mêmes, l’île avait la réputation d’offrir les plus beaux panoramas de tout le pays, été comme hiver. À l’oreille de Panninguaq, son nom sonnait avant tout comme une promesse de paix. Uummannaq était son havre. Son refuge lorsqu’elle ne parcourait pas les villages du littoral ouest pour ses diverses missions.
Rien ne s'ouvrait. Et pourtant, à chaque étape de la vie, il était possible de dépasser ses blessures. De ne pas ressasser les situations qui les avaient vu naître. Recouvrir le mur d'hier, de la peinture fraîche d'aujourd'hui, la seule couche qui comptait vraiment.
Cette fois, un filet de voix, chaud et grave, avait filtré de sa bouche. et par le seul pouvoir de celui-ci, elle lui apparut enfin pour ce qu'elle était, au-delà de sa fonction de couffin vivant : une trentenaire brune, Inuite métissée, sensiblement plus grande que la plupart des femmes de la région. Sa tenue mêlait des pièces sportswear fonctionnelles et d'autres plus authentiques, comme son gilet en peau de phoque qui relevait assurément d'une confection artisanale, peut-être de ses propres mains. — Mais tout le monde m'appelle Panik ajouta-t-elle. Elle sourit.— Parce que quand on fait appel à moi, en règle générale, c'est plutôt en urgence. Bjorn sourit à son tour, de ce sourire sans malice qui lui ouvrait bien des portes. Paningaq Madsen, un prénom purement Inuit, un nom de famille danois comme la plupart des habitants du pays. Et pourtant, un hiatus frappait Bjorn : marqué de trois lignes verticales sur le menton, un tatouage traditionnel connu sous le nom de « barbe morse », Son visage était bien celui d'une autochtone, mais quelque chose dans son accent et son kalaallisut un peu hésitant trahissait une autre origine. Étrange mélange.
Chacun son iceberg, et les phoques seraient bien gardés.
Westen s'étonnait toujours d'entendre des Inuits de souche employer ce verbe, éplucher, dans un pays où l'on ne voyait pas la couleur d'un légume frais de toute l'année. Sans doute une influence linguistique du danois.
Il en va de certaines révélations comme des cadeaux que nous offre la vie : on ne les perçoit vraiment qu’après coup. Quand nous sommes sous leur emprise depuis déjà longtemps.
Certains hommes avaient ce don : instiller le poison de mots qui, une fois entrés dans vos pensées, colonisaient tout votre organisme.
Aussi tentant que ce soit, on ne réécrit pas un passé douloureux en massacrant le présent.
À mi-parcours, les nuages s’étaient dispersés, cédant le ciel à une lune presque pleine. Les mastodontes de glace qui les entouraient n’en prenaient que plus de relief, découpés par l’astre comme sous un projecteur de poursuite dans un théâtre à ciel ouvert. Certains devenaient sauvages, menaçants, d’autres se paraient au contraire de rondeurs ou de sourires, pareils à des guides bienveillants postés sur leur route.
Il lui arrivait juste de regretter un peu les trois lignes sur son menton. Non pas en tant que telles, mais pour leur faculté à attirer les regards. Pourtant, sur le coup, elle s’était félicitée de la vertu transformatrice d’un tel marquage. Trois traits seulement avaient suffi à faire d’elle la Groenlandaise qu’elle était aujourd’hui – prénom compris.
Tradition des peuples de l’Arctique depuis des millénaires, les tatouages cousus entretenaient le lien aux clans autant qu’à leur spiritualité. La barbe de morse, elle, le plus souvent apposée au moment de la puberté, restait l’apanage des femmes. Las, depuis trois siècles, les missionnaires chrétiens avaient largement contribué à la disparition cette pratique, considérée par eux comme « porteuse de péché ».
Une neige de fin d'hiver, molle et alanguie, tombait sur le cimetière de Kullorsuaq avec la constance du ressac. Les croix blanches recevaient cette pellicule assortie sans broncher, louable indifférence des morts. Au loin, des icebergs pétrifiés par la ban- quise méditaient sur le caractère éphémère de toute existence. D'ici quelques semaines, à leur tour, ils ne seraient plus.
Mais mon sentiment, c’est qu’on n’est pas obligé de tout savoir sur tout, a fortiori sur ceux qu’on aime. Je pense que le plus beau cadeau qu’on peut leur faire, c’est justement de leur laisser leur part de secret.
Rien n’a changé dans les rapports entre le Danemark et le Groenland. Nous nous comportons encore et toujours comme des colons avec nos territoires d’outre mer. Et surtout, on fait l’impossible, y compris aujourd’hui, pour museler les victimes de nos mauvais comportements.
Ecrire n'est rien d'autre que cela, me semble-t-il : s'offrir à soi-même une seconde naissance, dans un espace-temps où tout devient enfin possible. Re-vivre, comme si la faculté miraculeuse nous était donnée, par l'acte créateur, d'exister une nouvelle fois.
Echappait-on jamais au territoire dont on était le fruit ? Loin de l'arbre qui nous avait porté - quand bien même nous étions issus d'un pays sans arbre-, ne devenions-nous pas l'ombre de nous-mêmes ?
Croyez-moi, il n'y a pas meilleure "page blanche" que ce pays. Il vous donne beaucoup mais il exige aussi tellement qu'il ne laisse pas beaucoup de place au ressassement.
Biographie
Mo Malø est le pseudonyme
de l'écrivain Frédéric Mars, de son vrai nom Frédéric Ploton.
Diplômé du Celsa (1988-1991), après plusieurs années passées
dans la presse magazine et diverses rédactions online, il a quitté
le journalisme et la photo pour ne se consacrer qu'à son travail
d'auteur de livres. Outre ses romans, il a publié plus d'une
quarantaine d'essais, documents et livres illustrés, sous diverses
identités, y compris en qualité de "nègre".
Il est
connu principalement pour ses ouvrages consacrés au couple, à la
sexualité et aux nouveaux modes de rencontre. De sa collaboration
avec l'illustratrice Pénélope Bagieu, sont également nés trois
ouvrages, dont le Chamasutra et le Cahier d'exercices pour les
adultes qui ont séché les cours d'éducation sexuelle. Il est le
traducteur français de la collection de comédies érotiques
Sex&Cie, d'Ania Oz.
Il a également publié plusieurs
livres sur l'art délicat de la sieste. Il a dirigé plusieurs
collections, en particulier pour le compte des éditions Tana et des
éditions de l'Hèbe (Suisse). Il a animé pendant deux ans
(2005-2006) une chronique dans l'émission "Lahaie, l'amour et
vous" sur RMC Info.
Sous le pseudonyme de Frédéric
Mars, il a publié des thrillers romantiques et des thrillers
historiques et contemporains. Il a également publié plusieurs
romans érotiques sous divers pseudonymes dont Emma Mars et est
auteur d'un essai humoristique, "Le cat code" (2017), écrit
sous le nom de plume de Chat Malo.
Sous le pseudonyme de Mo
Malø, il publie une série de polars se situant au Groenland :
"Qaanaaq" (2018), "Diskø" (2019), "Nuuk"
(2020), "Summit" (2022).
Sa série des enquêtes de
Qaanaaq Adriensen a été traduite dans de nombreux pays et repérée
par plusieurs prix littéraires : finaliste des Prix du meilleur
polar des lecteurs de Points, du Prix Michel Lebrun et du grand prix
de l’Iris Noir, lauréat du Prix Découverte des Mines Noires et du
Coquelicot noir. La série "La Breizh Brigade" (2023), met
en scéne une équipe d’enquêtrices hors du commun.
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