jeudi 7 mars 2024

Colin NIEL – Darwyne – Editions du Rouergue – ou Livre de poche 2024 -

 

 

L'histoire

Mathurine, assistante sociale à la protection de l'enfance reçoit un signalement concernant une famille qui vit dans un grand bidonville en lisière de la forêt amazonienne. Yolanda la mère, est une femme sans-papier et vit dans un cabret ces cabanons fait de zinc, et planches tout en haut de Bois-Sec. C'est une très belle femme élégante, très soignée, son intérieur est propre. Mère de deux enfants, Ladymia qui vit avec son amoureux et travaille en ville, et de Darwyne un garçon de 10 ans boitillant, elle réussit à gagner sa vie en proposant des plats qu'elle prépare, ou des marchandises qu'elle revend sur son petit stand. Mais impossible de communiquer avec l'enfant qui refuse de parler. Jhonson, le nouvel amant de sa mère déplaît fortement au garçon qui voue une adoration sans borne à cette mère. Mathurine a du mal à entrer en contact avec l'enfant, mutique, en échec scolaire. C'est lors d'une sortie dans la forêt, cette canopée qui ne cesse de repousser sans cesse l’artificialisation des sols, que Mathurine comprend combien l'enfant aime cette forêt dont il connaît tous les animaux et semble à son aise dans cet environnement sauvage.

Mais Mathurine ignore ce qui se passe réellement entre la mère et ce fils traité de « petit pian » et des « beaux- pères » qui disparaissent inexorablement. Et peu à peu les masques tombent.


Mon avis

Qu'est-ce qui fait pour moi un magnifique roman ?

La richesse des émotions, le trait d'humour, un fond social et un peu de magie. C'est tout cela que nous retrouvons dans l'envoûtant dernier roman de Colin Niel.

Envoûtant comme cette forêt qui ne veut pas se laisser dompter par l'homme et qui envahit systématiquement le petit cabret (cabanon en créole) où vivent Yolanda, son fils et son nouvel amoureux qui passe son temps à désherber.

Un roman qui marche par dualité et trialité.

Dualité des relations entre la mère et son fils : Yolanda, cette si belle femme qui s'habille avec goût, qui réussit à survivre dans le pire des bidonvilles, en essayant de donner une bonne éducation à ses enfants, entretient avec son fils, le petit Darwyne âgé de 10 ans des relations complexes voire malsaines. Darwyne qui voue une adoration quasi mystique à sa mère, et qui, handicapé, boitille, sauf dans la forêt amazonienne qu'il connaît comme sa poche. Il communique à l'aide des appeaux qu'il fabrique avec la faune dont il connait tous les spécimens et la flore abondante.

Dualité des relations aimantes entre Yolanda et sa fille aînée Ladymia qui a un emploi en ville, est fiancée et vit dans un vrai appartement tout carrelé.

Dualité entre Yolanda et ses amants, dont le dernier en date, Jhonson, le 8ème beau-père, un homme fou amoureux de cette femme mais qui n'aime pas son fils qu'il trouve bizarre et inversement. Darwyne déteste ces faux beaux-pères qui ne se comportent jamais en père pour lui, et qui ont une tendance fâcheuse à disparaître sans jamais dire au revoir.

Puis les trios s'installent : la relation à peine esquissée entre Mathurine, l'assistante sociale, Darwyne et la forêt qu'ils aiment parcourir, cette amazone qui peut être aussi effrayante que magique. Trio entre Yolanda, son actuel compagnon et Mathurine où la mère craint qu'on lui retire son fils. Trio entre Mathurine, son désir d'enfant et Darwyne auquel elle s'attache un peu trop.

Puis arrive le fantastique, sous forme d'hallucinations pour le dernier amant de la mère. Colin Niel s'ispire ici d'une vieille légende guyanaise : une créature forestière et magique bien connue des peuples d'Amazonie, Maskilili capable du bien comme du mal. On peut véritablement parler de « nature writing » tant la forêt est un traitée comme un personnage.

Le dernier trio qui clôt le livre avec brio est celui qui entraîne Yolanda, la forêt et Darwyne dans un maelstrom où il n'y a plus de retour possible.

N'oublions pas le duo est celui qui oppose les habitants de ce bidonville qui s'étend toujours, en tentant de défricher une canopée qui ne le veut pas, et la ville où les décisions ne sont pas prises, faute de moyens ou de réelle volonté politique. Après tout, dans ce « Bois Sec », ne vivent que des sans-papiers. Voilà une réflexion très en phase avec l'actualité, notamment à Mayotte, autre territoire d'outre-mer, pauvre et sans politiques à long terme.

Au delà de tout cela, il y a aussi une préoccupation écologique, la préservation de l'espace naturel et sauvage face à l'artificialisation des terres et l'espoir d'une vie en harmonie avec la nature.

Un vrai coup de cœur pour ce roman dont on ne se défait pas, tant le mystère, l'ambiance hypnotique et des personnages très travaillés nous emmène dans un voyage inoubliable. Le titre « Darwyne » n'est pas non plus choisi par hasard.



Extraits

  • Bon, Lucien, dit le maître. Dis-nous : toi, qu'est-ce que tu as écrit ? Tu veux faire quoi quand tu seras grand ? Darwyne sort de ses réflexions. La classe entière se tourne vers l'écolier interpellé, deux rangs devant lui. Lucien, un gamin grand comme s'il était déjà au collège, qui se tortille sur sa chaise, sourire aux lèvres. - Allez, dis-nous. - Pff, monsieu, pourquoi moi ?Le maître insiste, et Lucien dit enfin : - Bon, j'ai écrit... J'ai écrit CAFeieur.- Quoi ? Caféier, tu veux dire ? Mais ce n'est pas un métier, c'est un arbre, ça.- Non, non, non. CAFeieur. Tu fais la queue des heures, sous le soleil. Mon Dieu, c'est difficile. L'adulte soupire, rit un peu aussi, l'air de se demander s'il s'agit ou non d'une blague. Une autre voix s'élève spontanément, côté fenêtre. Celle de Jayden, qui clame avec fierté : - Moi, monsieur je veux être mule. - Mule ? - Oui. Transporteur international de cocaïne. Comme mon grand frère.

  • Puis il empoigne sa débroussailleuse et se dirige vers le portail automatique, la villa avec terrasse et piscine et arbres fruitiers dans son dos. Il devine que l'homme le suit du regard, rassuré de le voir quitter les lieux. Parce que les gens comme lui, les étrangers, ça va pour débroussailler son terrain, mais il ne faudrait pas qu'ils s'incrustent non plus. Il a compris ça, Jhonson, qu'ici il y a des frontières faites pour ne jamais être franchies.

  • A force, la pluie a fini par s'imposer comme une nouvelle normalité, même plus entrecoupée par la moindre éclaircie. Bois Sec s'est habitué aux vibrations des tôles au-dessus des visages abattus, au goutte à goutte sur les meubles et les lits, brèches trop coriaces pour qu'on cherche encore à les combler, à l'humidité omniprésente, bois gonflés, habits jamais vraiments secs, draps moites sur les matelas aux odeurs de moisi. On a cessé de se plaindre, désormais on se contente de préserver ce qui peut l'êre encore, réparations d'urgence en attendant la fin du déluge.

  • Jhonson boit son eau fraiche. Il en a déjà entendu parler, de cette histoire de réchauffement , mais il ne sait pas très bien quoi en penser. Ni en quoi ça les concerne, vu la chaleur qu'il fait déjà toute l'année et tous les problèmes d'argent et de papiers que les gens comme eux ont déjà sur les épaules.

  • Darwyne, il s'y connait en beaux-pères. Il lui semble, même, que sa vie d'enfant a été rythmée par ça, par le passage des hommes de la mère dans leur petit carbet. Il ne se souvient pas des noms, ou plutôt il n'a pas envie de s'en souvenir, alors dans sa tête, il leur a donné des numéros : beau-père un, beau-père deux, beau-père trois.

  • Beaucoup plus que de se faire piquer par un insecte ou un serpent, s'il y a bien un danger en forêt amazonienne c'est celui-là : se perdre.

  • Les enfants, c’est comme les arbres, finalement, il ne faut pas les laisser pousser n’importe comment.

  • Elle se dit qu'en vérité, il y a quelque chose de terrible dans cette coupure entre ces jeunes et l'immensité du monde vivant qui les entoure. Que c'est l'un des grands drames de l'humanité moderne, que plus personne ne soit capable de mettre un nom sur le moindre volatile. Que c'est cette ignorance qui pousse les humains à détruire cette part du monde qu'à présent ils appellent "nature", qui au fil des siècles leur est devenue étrangère.

  • Elle songe à ces espèces "découvertes " il y a peu par les naturalistes, plusieurs centaines au cours des dernières années, plantes, poissons, reptiles, oiseaux, un ouistiti, même, à peine un an plus tôt en pleine Amazonie. Elle pense à celles encore inconnues du monde dit "moderne", jamais observées, jamais décrites, bien plus nombreuses encore à en croire les spécialistes.

  • Dès le début, quand elle le lui a présenté, il l’a trouvé bizarre. Ce n’est pas tant ses pieds en dedans et sa manière de marcher, non, c’est autre chose. Il a l’air un peu crétin, en fait. Et sale, aussi, malgré les bains que lui impose sa mère. Toujours à traîner dans la terre, à fouiller je ne sais quoi dans les racines de cette vieille souche qu’il faudra un jour évacuer du terrain. À observer les volatiles qui viennent se poser sur les piquets du fil à linge, à faire des petits bruits pour essayer de les imiter. À tailler ses machins avec le couteau de la cuisine pendant des heures, franchement, ce ne sont pas des occupations pour un enfant de son âge. 

  • À son avis, les beaux-pères, ce sont toujours de mauvaises personnes : il y en a des plus grands que d’autres, des plus forts, des plus calmes, des qui rigolent, des qui crient, des qui jouent les gentils pour l’amadouer ou se faire mousser devant la mère, mais au fond ils sont tous pareils. Avec
    le temps et les souvenirs qui s’accumulent, Darwyne a appris à ne plus se faire d’illusion à ce sujet : il sait comment les choses commencent, et comment elles finissent. Toujours de la même manière, et plutôt mal, il lui semble. C’est un cycle qui se répète, en fait, il n’y a que le numéro qui change.Alors avec le nouveau, le numéro huit, ce sera la même chose. Darwyne en est certain.

  • Darwyne l'aime bien, cette brume-là. Il aime la regarder s'écouler comme un fleuve au ralenti, se déliter en volutes, il aime voir les oiseaux la transpercer dans leurs ébats. On dirait un voile, oui, un voile aux dimensions infinies sous lequel le monde se cache quand le jour revient le découvrir.

  • Jamais il n'irait dire cela, ni à la mère ni à personne d'autre, mais ce qu'il entend d'abord, c'est la lisière débroussaillée en train de guérir de ses blessures. Les plaies qui se referment lentement, le crissement ligneux des tissus végétaux. Et plus loin, Darwyne entend gronder la faune nocturne qui se presse derrière l'orée, il entend les oiseaux de nuit, feuler le grand ibijau, crisser la chouette à lunettes, il entend chanter les rainettes et les adénomères, il entend brailler les singes hurleurs, tout là-bas. Et ne sachant aucun de ces noms-là, ces noms couchés dans les livres des naturalistes, il les nomme à sa manière dans sa tête.

  • Quand la paroisse se répand devant la façade blanche, que s’engagent les palabres sur le bitume défoncé, rumeurs d’expulsions prochaines par les forces de l’ordre, tenues de consultations médicales gratuites par une association, Darwyne et sa mère ne s’attardent jamais. Elle n’aime pas les cancans, c’est ça l’explication. Mais Darwyne, il croit que ça a un peu à voir avec lui, avec l’allure qu’il a dans sa tenue trempée de sueur, le genre de tenue qui va très bien aux autres enfants mais à lui beaucoup moins.

  • Mon avis, c'est qu'ici les étrangers, tout le monde les déteste. Et que ce qui leur arrive, ça n'intéresse personne. Soit on est des parasites, soit on est... des fantômes.

  • C'est une séductrice, quoi. Dans sa vie, les hommes, ils apparaissent, comme par magie. Après, quand ça ne va plus, ils disparaissent totalement, terminé, elle ne veut plus en parler.

  • C’est peut-être ce qu’elle aime le plus, d’ailleurs : cette impression d’être dépassée par le monde qui l’entoure. Cette certitude que, quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle apprenne, l’Amazonie conservera sa part d’inconnu. Sa part de magie, quand tout ailleurs est devenu si rationnel et maîtrisé.

  • Toi, tu l'aimes, ta maman. Tu l'aimes beaucoup, hein? Et alors l'enfant hoche le menton, lèvres rentrées yeux grands ouverts, soudain emplis de cet amour que Mathurine vient d'évoquer. Elle en a croisé des gosses, des dizaines, des centaines, mais rarement elle a vu un attachement filial d'une telle évidence. Comme s'il venait de s'emparer de tous les traits de son visage, qu'il en débordait même, impossible à contenir.

  • Lorsque Jhonson arrive à la source, une rixe est sur le point d’éclater. C’est l’heure de pointe, trop de monde agglutiné autour du fil d’eau. A ce que lui ont raconté ses nouveaux amis, c’était pire l’année dernière, avant que la mairie ne se décide à installer des bornes-fontaines à l’autre bout du quartier. A l’époque, ici c’était le seul endroit où venir s’approvisionner, alors forcément c’était la cohue, parfois trois cents familles venaient faire la queue en fin de journée.


Biographie

Né Clamart , le 16/12/1976, Colin Niel est un romancier français, auteur de romans noirs.

Ingénieur agronome, ingénieur du génie rural et des eaux et forêts, diplômé d'études approfondies en biologie de l'évolution et écologie, il a travaillé pendant 12 ans dans la préservation de la biodiversité. Il a vécu plusieurs années en Guyane française, où il a notamment été chef de mission pour la création du parc amazonien de Guyane, mais aussi à Paris, à Lille, à Montpellier, en Guadeloupe où il fut directeur adjoint du parc national de la Guadeloupe.
Il commence à écrire à son retour de Guyane et donne vie au capitaine André Anato, un gendarme noir-marron à la recherche de ses origines, et à ses enquêtes en Amazonie française. Sa série guyanaise comprend: "Les hamacs de carton" (2012, prix Ancres noires 2014), son premier roman, "Ce qui reste en forêt" (2013, prix Sang pour Sang Polar 2014), "Obia" (2015, prix des lecteurs Quais du polar/20 Minutes 2016, prix Polar Michel Lebrun 2016) et "Sur le ciel effondré" (2018, Trophée 813 du meilleur roman francophone 2019).

En 2017, il publie "Seules les bêtes" (qui ne fait pas partie de sa série guyanaise), pour lequel il reçoit notamment le prix Landerneau Polar 2017 ainsi que le prix Polar en Séries de Quais du Polar 2017. Ce roman est adapté au cinéma par Dominik Moll en 2019, avec Denis Ménochet. En 2019, en collaboration avec le photographe Karl Joseph, paraît un album : "La Guyane du capitaine Anato".
En 2020 parait "Entre fauves", thriller choral entre désert de Namibie et vallées pyrénéennes, qui explore les relations entre hommes et grands prédateurs, et l'instinct de chasse niché en chaque être humain. Il a reçu le Prix Libraires en Seine 2021.
Colin Niel vit à Marseille, où il se consacre à l'écriture.

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