mardi 12 mars 2024

Estelle-Sarah BULLE – Basses-terres – Edition Liana Levi - 2024

 

L'histoire

Été 1976, Basse-Terre en Guadeloupe. Le volcan, la soufrière toussote et lâche vapeurs et cendres. Les autorités déclenchent un plan de sauvegarde dans l'hypothèse d'une grosse éruption et nombreux sont les habitants à fuir vers Grande Terre, plate et sans danger. Au delà de cet événement, nous suivons la vie des deux familles, la grande tribu des Bévaro qui sont très fiers d'accueillir le fils cadet, installé en France et marié avec une femme blanche. Et puis aux abords du volcan, Eucate, persuadée que le volcan n'entrera pas en éruption élève seule sa petite fille Anastasie, 16 ans, qui n'est pas très pressée de trouver un emploi, et qui vit dans une grande précarité.

C'est toute un chapitre de l'histoire de la Guadeloupe qui nous raconte avec tendresse Estelle-Sarah Bulle.



Mon avis

Voilà le dernier roman de Madame Bulle, un petit livre de 250 pages qui met l'accent à travers un phénomène géologique la société guadeloupéenne en 1976. D'emblée, l'éruption n'aura pas lieu, mais elle alimentera bien des légendes urbaines, à croire que cela s'est vraiment passé.

Mais à l'ombre de la soufrière vit une vieille dame magnifique d'humanité, Eucate, qui s'est réfugiée là, après la mort de ses deux maris et le départ de ces enfants. Reste juste Anastasie, 16 ans, sa petite fille qu'elle tente d'élever au mieux de ses moyens. Eucate a travaillé dans les plantations de bananes et a été violée plusieurs fois par le propriétaire de la bananeraie, un « béké » un blanc. Le sort des noirs antillais n'est pas brillant en Guadeloupe à cette époque. Mal payés, employés soit dans des mines soit dans les bananeraies, ils sont humiliés par les contremaîtres blancs, n'ont pas d'avantages sociaux, et semblent totalement ignorés de la Métropole. De cette union forcée naîtra une petite fille, Espérance, avec un pied bot. Mais la blancheur de son teint et ses jolies formes ne laissent pas indifférents les hommes noirs de l'île. Par naïveté, elle se laisse séduire par un homme fort en gueule, qui en fait la méprise, et a fait le pari avec ses copains de se faire cette jolie fille. A son tour, elle met au monde Anastasie, mais pour éviter les ragots qui ne manquent jamais, elle décide de partir en France, en laissant sa fille à Eucate. Elle y refera sa vie, avec un emploi correct, un mari respectueux et deux enfants, mais ne reviendra jamais en Gualdeloupe. Eucate vit avec un poids terrible sur le cœur, la mort de son premier fils, lors d'une tornade infernale – même si elle n'aurait rien pu faire. Depuis, elle vit chichement dans sa case, dans une ravine sur les pentes de la Soufrière, entretien un petit jardin, et ne parle à personne. Pourtant elle est liée à la famille Bevaro par un amour secret, la seule joie de sa vie.

A Grande-Terre vit la famille Bevaro. Elias, le patriarche est ravi d'accueillir son petit dernier Daniel, qui a trouvé une bonne situation en France, s'est marié avec une blanche et a deux petits enfants. Entre le père et la fils, les retrouvailles sont émues, malgré la promiscuité, toute la famille se réunit sur ce propriétaire terrien, ni très pauvre, ni très riche, mais qui a fait construire pour l'occasion une case de 3 pièces. Il n'y a pas l'eau courante ni l’électricité, des groupes électrogènes ou des magouilles dans les rares branchements EDF permettent d'avoir du courant. Et avec la famille qui arrive de Basse-Terre, il y a du monde, mais tradition d’accueil oblige, tout le monde est accueilli. Elias est en conflit avec Ange, interné dans un hôpital psychiatrique. L’aîné reproche à son père, alcoolique à ses heures, d'avoir laissé leur mère aller chercher à manger de nuit lors d'un épisode de famine prise dans un tir entre gangs rivaux.

D'une écriture simple et sans superflus, avec quelques mots de créole que l'on comprend parfaitement, l'autrice nous révèle ainsi l'histoire de l'île, dominée par les blancs et qui semble totalement oubliée des pouvoirs publics. La population noire s'entasse dans des bidonvilles, sans eau courante, sans électricité, les plus malins échappent au du labeur dans les bananeraies ou les champs de cannes à sucre piquantes, et deviennent mécaniciens ou employés avec des salaires qui permettent de vivre sans superflu. On découvre ainsi une terrible réalité, la mentalité colonialiste qui résiste toujours, alors que par ailleurs la Guadeloupe s'enrichit de beaux hôtels sur les côtes pour les touristes auxquels on ne montre que les belles plages de sable blanc.

Et pour terminer cette histoire sur 3 générations, Eucate qui vit toujours sur son lopin de terres apprend qu'il est désormais interdit de cultiver des légumes sur ces terres volcaniques mais fertiles. Les traitements chimiques dont le chlordécone utilisé intensivement dans les bananeraies ont contaminés les sols.

Un bien joli roman, qui nous fait découvrir un pan de notre histoire que j'ignorais totalement de ce département français 971 (les mots dom et tom on fusionné en drom en 2003).


Extraits

  • Le cœur de cette longue année 1976, brillant comme une émeraude, est son mois de juillet. Un cœur qu’on ne peut arracher sans perdre la compréhension des choses. Anastasie le verra luire dans le noir de sa mémoire. Elle saura que juillet fut le cœur de l’année 1976 parce que s’y étalèrent les semaines lumineuses où le volcan marqua chacun de sa terrible empreinte. Et parce qu’en ce juillet-là, elle perdit quelque part le sac de capsules de Coca-cola qu’elle collectionnait pour la glacière qu’elle voulait offrir à Eucate (elle avait alors vingt-huit capsules marquées d’une petite étoile blanche; elle devait en réunir trente, ajouter trente francs puis se rendre à l’usine Coca-Cola de Jarry pour réclamer son lot). Elle ne comptait plus les nuits où elle avait rêvé de poser triomphalement la glacière devant Eucate sur la toile cirée.

  • Pour laisser derrière soi la maison d’Eucate, il fallait émerger de la ravine enfouie sous la végétation et gagner le sentier fraîchement goudronné, tassé par des milliers de pas. C’est pourquoi les enfants autour de la maison
    avaient tous eu au fil des années les mollets fermes et les genoux noircis.
    Accrochée au fond de sa pente glissante, la case était entièrement faite de bardeaux courts que les gens appelaient « essentes ». C’étaient de petites planches de bois sec, serrées, comme si le charpentier (la charpentière, car c’était Eucate qui avait construit les deux pièces
    de sa case, morceau par morceau) ne s’était arrêté un instant que pour laisser deux trous de fatigue en guise de fenêtres. La case était grisâtre, délavée et dépourvue de fleurs. Elle était assombrie par les grappes velues des cacaoyers sauvages et des coccolobes. Eucate en sortait, son vieux coutelas à la main, levait la tête vers le ciel, inspectait le sol. Puis le coutelas s’élevait généralement deux fois pour abattre en silence une branche feuillue.

  • La veillée dure quatre jours chez Elias, mais Eucate repart le matin suivant avec le car de six heures. Il lui faut trois cars différents et l’aide de deux ou trois automobilistes pour rejoindre sa case, et durant tout le voyage, elle ne cesse de revoir le sourire d'Ange, la première fois qu'il est apparu devant elle sur son vélo, les moments qu'ils ont passés ensemble. Les larmes qui lui viennent sont invisibles. Elle accepte enfin ce que la vie lui a donné puis repris, heureuse de retourner au volcan et d'y gratter encore un peu l'humus vivifiant, heureuse de survivre au mal, comme chacun sur cette Île sans cesse secouée par les ouragans, les famines, le progrès, l’avidité et l'incroyable sentiment de supériorité des Blancs.

  • Allègre, souffle bruyamment, les mains sur les genoux, puis se redresse. Tazieff s'est déjà mis en route, la mâchoire serrée. L'équipe s’ébroue et repart sans attendre vers Basse-Terre, laissant derrière elle cette vieille femme sauvage entourée d’esprit.

  • Marianne ne se sent appartenir à aucune des deux espèces. Elle est heureuse de ne pas faire partie des touristes, bien qu’elle soit ignorante de toutes les choses de l’île. Avant de partir, Daniel lui a dessiné la Guadeloupe sur la nappe d’un restaurant de Châteauroux. Ça ressemblait à une espèce de trèfle à deux pétales - Tu vois, là c’est la Basse-Terre. La partie montagneuse. Ensuite, tu as un petit bras de mer et l’autre côté de l’île, c’est la Grande-Terre, d’où je viens. La Grande-Terre, c’est tout plat. – Pourquoi la partie montagneuse s’appelle la Basse-Terre ? Ça devrait pas s’appeler la Haute Terre ? – J’en sais rien. Un truc de colons. Les Espagnols, ils ont vu ce qu’ils voulaient bien voir depuis leur bateau. Pourquoi ils ont appelé ça la Guadeloupe ? D’après ce que je sais, Guadeloupe, ça vient d’un mot arabe. Aucun rapport avec les Indiens qui vivaient là.

  • Le volcan s’insinua dans les maisons. Il resserra un peu les liens d’amour qui s’étaient distendus et amoindrit temporairement les rancœurs les mieux établies. Il obligea les portes à s’ouvrir et les parents à se souvenir d’autres parents perdus de vue.

  • Marianne comprend rapidement que Berthe s’avère aussi utile pour les choses du quotidien qu’un balai sans brosse. Berthe n’a jamais appris par elle-même ce que son père ne s’est pas soucié de lui inculquer : elle est incapable de dessaler les queues de cochon, elle ignore comment écailler proprement le poisson ou faire correctement sécher le linge.

  • Parfois cependant sous la pluie froide, elle s’aventure à repenser à Santarèm. Elle resserre alors le col de son manteau sur sa poitrine et se demande si la haine usée qu’elle parvient encore à ressentir est un reste d’amour.

  • Depuis son arrivée, il réapprend le paysage, bouche les trous des souvenirs. Les distilleries s’effondrent désormais en ruines rouillées au coin des chemins, les ponts de son enfance disparaissent sous la végétation, la plage a été éventrée par un promoteur immobilier. Les villes côtières se gonflent de touristes couverts d'huile bronzante. Et lui, il ne sait plus comment l'aimer, son île.

  • Les gens de Grande-Terre appellent les déplacés de Basse-Terre les « magmas ». Ils disent qu’ils puent le soufre. Une sorte de plaisanterie mâtinée de mauvaise humeur face à l’arrivée de dizaines de milliers de gens hagards qu’il faut héberger comme on peut. Une espèce de moquerie timide aussi, envers la Soufrière qui n’en finit pas de tousser comme une vieille n’arrivant pas à expectorer, tout le monde attendant, les yeux rivés sur elle, de voir la catastrophe sortir enfin de sa vieille bouche édentée.

  • Il disparaissait pendant des semaines, multipliait les conquêtes au grand contentement des voisins d’Eucate, commençait à parsemer l’île d’enfants, mais revenait toujours s’asseoir dans la case, avec son sourire et sa douceur de miel uniquement réservés à cette femme encore vaillante qui allait, d’après les décomptes et les évaluations faites par le facteur, la boulangère ou la femme d’un collègue dans le dos de Libert, sur ses cinquante ans.

  • Trois frères et sœurs d’Elias apparaissent dans la matinée. Marianne ne s’étonne plus de les voir se matérialiser chaque fois qu’un événement se produit chez Elias ; soit qu’il les ait prévenus d’une façon ou d’une autre, soit que les nouvelles aient volé jusqu’au bourg à dos de chauve-souris.

  • Elias raconte toutes sortes d’histoires à Daniel en déplaçant les bêtes, abolissant non seulement les dix-sept ans d’absence et les sept mille kilomètres de distance permanente, mais réparant aussi un peu, sans le savoir, les années d’enfance de Daniel, celles où les conversations entre père et fils étaient aussi rares qu’un repas abondant ou un éclat de rire.

  • Elle n’a jamais considéré le volcan comme une chose extérieure à sa propre vie ; le volcan fait corps avec elle, comme les cals sur ses doigts.

  • C’est peut-être ça le secret de la vie pense Marianne ; râper sans arrêt le peu qu’on a pour en faire sortir ce qu’il y a de plus délicat, de plus subtil, et s’en bâfrer comme si l’on était riche.


Biographie

Estelle-Sarah Bulle est née en 1974 à Créteil, d’un père guadeloupéen et d’une mère ayant grandi à la frontière franco-belge. Après des études à Paris et à Lyon, elle travaille pour des cabinets de Conseil puis pour différentes institutions culturelles.
Elle a reçu le prix "Stanislas du premier roman" pour son ouvrage "Là où les chiens aboient par la queue".
Bibliographie :
– Les étoiles les plus filantes
– Là où les chiens aboient par la queue
– Les fantômes d’Issa
– L’Embrasée

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