dimanche 21 avril 2024

Sue RAINSFORD – Jusque dans la terre – Editions Aux Forges de Vulcain - 2022

 

L'histoire

La jeune Ada vit avec son père aux abords d'une forêt. Ce sont des guérisseurs, mais avec des méthodes qui ne ressemblent en rien à ce que l'on imagine. Les chamanes traitent souvent les maladies avec des plantes, des prières, de la médiation. Là, on fait une sorte de chirurgie bizarre et on se sert de la terre comme un moyen de guérison. Ada qui vit de façon très solitaire rencontre un garçon Samson dont elle tombe folle amoureuse. Mais cet amour déplaît fortement au père et aussi à la sœur du jeune homme, une femme enceinte et déterminée. De même ce duo de guérisseurs étranges est un peu mal vu au village, même si tout le monde va les consulter. L’implacable mécanique du pouvoir de la terre, l'humus, se met en place.



Mon avis

Avouons le, quand j'ai choisi ce livre, je ne m'attendais pas du tout à cela. Je pensais à une sorte de roman nature writing mais sûrement pas à me rapprocher de l'univers de David Cronenberg, réalisateur canadien auteurs de films de science-fiction, parfois à la limite du gore.

Nous ignorons l'époque, le lieu mais nous savons qu'Ada est née de la terre, et éduquée par un père autoritaire, qui lui apprend à guérir les vivants. Pour cela, l'endroit où ils habitent bénéficie d'un sol spécial. Et nous entrons dans le « body horror ». Ici pour une personne qui a un problème pulmonaire, on l'endort, on l'ouvre et on détache les poumons qui vont macérer dans une solution spéciale, et on enterre presque la malade 24 heures. Puis on lui remet ses poumons, on la réveille, la malade ne se souvient de rien sinon qu'elle est guérie. Comme si la terre avait se pouvoir d'absorber le mal, mais pas toujours. Car les maladies, si elles sont sorties du corps restent et il faut alors savoir les éloigner. Où refuser de soigner un malade dont l'état est trop grave.

Ada et son père ne sont pas des humains. On le comprend quand Ada se crée un sexe de femme pour accueillir l'homme qu'elle aime et se dit immortelle. C'est elle qui nous conte cette histoire entrecoupé des témoignages des « cures » le nom que donne ces guérisseurs étranges aux malades.

Et comme une perversion ne va jamais seule, l'autrice crée un autre monstre, Samson, dont Ada, qui n'a jamais connu l'amour, ni de sa mère (elle n'en a pas), ni de son père (taiseux et agressif), met du temps à comprendre que les rapports qu'elle entretient avec l'homme aimé ne sont qu'illusions. Car lui couche avec toutes les filles qui passent, les met parfois enceintes et on sous-entend qu'il aurait violé sa sœur et que l'enfant qu'elle porte vient de lui. Lui prétend le contraire. Ada va devoir faire un choix difficile, d'autant qu'elle découvre aussi que son père l'a créée et qu'il y a eu des échecs avant.

Ce premier roman, si il dénonce à la fois les violences faites aux femmes, et les faux prophètes (on pourrait penser à l'Intelligence Artificielle et ses dérives) est aussi un livre où le sentiment de malaise est quasi-constant. Ce père terrible qui se prend pour un dieu créateur, cet homme à femme violent et menteur, cette héroïne chahutée entre ce que l'on a appris et la réalité font de ce petit livre à la fois un chef d’œuvre morbide mais aussi une inversion. La terre nourricière peut être féroce. Et cet humus si important pour le guérisseur (je ne spolie pas) est grignoté par les racines des arbres. Le message est aussi écologique, laissons la nature vivre sa vie de nature, ne jouons pas les apprentis sorciers avec des choses que nous ne méritons pas.

Personnellement, je n'ai pas aimé justement ce climat instauré d'emblée de jeu, à peine compensé par des envolées poétiques. D'autres auteurs/trices parlent de ces sujets sans passer par une sorte de gore (certes j'ai lu bien pire) mais ce climat malsain généré par le livre m'a déplu.


Extraits

  • Et ses seins, masse fluide emplissant les bonnets de son soutien-gorge comme des feuilles mortes humides qui bloquent l'entrée d'une canalisation.

  • Après un certain temps, les oiseaux avaient compris et ne s'approchaient plus de moi. C'est difficile à exprimer, à décrire, une solitude aussi absolue.

  • Et parfois, même si elle est nuisible, une maladie est trop profondément enracinée, et le corps ne peut même plus envisager de s'en débarrasser.

  • Les étés, par ici, se composent de longues herbes négligées, d’une uniforme lumière de citron, de chaleur qui cuit la terre et qui fait vibrer l’air. Les ombres sont si noires, si profondes qu’elles semblent aussi solides, aussi vivantes que les corps qui les projettent. Par ici, l’été, même les matins brûlent d’une ardeur acérée, et tous les matins, quand je me lève, je laisse la chaude confusion de mes draps pour aller dehors, sur les pavés du patio, et j’examine la grille de la bouche d’évacuation. Entaille, petit trou, petit ravin. Même par ce temps, une moiteur secrète y scintille. Moi, elle me fait peur.

  • J’ai toujours détesté les limaces, depuis que je suis toute petite. Une fois, j’en ai pris une et je l’ai coincée entre mon index et mon pouce, et je les ai frottés l’un contre l’autre jusqu’à ce que la bête, minuscule, un bébé, de la taille d’une fève, soit écrasée. La nuit, j’entends leur lente procession. Toutes ces limaces qui vivent sous la maison, je les entends se traîner sur les cailloux et dans la poussière, se ratatiner comme la peau de vieux fruits. Aveuglément, de ci de là, sur la pelouse, leurs yeux-tentacules aux aguets. Et maintenant, à la lumière du jour, le jardin bruisse et soupire, m’empêchant de percevoir les murmures souples de leurs ventres. J’en vois une, petit mufle aveugle, serpent noir de la taille d’un pouce, qui sort de la grille fissurée. Elle se dirige vers l’herbe jaune, sorte de croûte carbonisée qui recouvre les entrailles luxuriantes de la pelouse. Si Père était là, il épandrait du sel. Il en verserait dans la bouche d’évacuation.
    Si je pouvais entendre craquer leurs mille cadavres, si je pouvais supporter leur odeur sans nausée, je ferais la même chose. Père ne détestait pas les limaces, mais il s’en méfiait. À la fois liquides et solides, ni l’un ni l’autre pourtant, et si lentes. Il est juste, je suppose, que j’en suive une aujourd’hui, car ce jour est celui où une longue attente s’achève enfin. Car la Terre bouge. Pour la première fois depuis tant et tant de pâles années. Elle bouge. Tout est terminé.
    Tout près, le plant touffu de lavande ne répand presque plus de parfum. C’est la chaleur.Rien n’y résiste. Enfin, rien n’y résiste qui n’est pas sous terre.

  • Si nous leur donnons la moindre raison d'avoir peur de nous, ils cesseront immédiatement de penser au fait qu'ils ont besoin de nous. En un instant. Et ils nous forceront à partir.

  • Père a toujours été plus bestial que moi.
    Certaines nuits, il laissait son échine s’affaisser, il se mettait à quatre pattes, il abandonnait raison et langage, et il courait de par la forêt.
    Il revenait à l’aube, la gorge, la poitrine et le ventre rouges, entrait par la porte de derrière, se redressait et se mettait debout dans la cuisine. Les os qui craquent, les épaules qui se remettent en place, disait-il. – Pourquoi tu ne viens jamais à la chasse avec moi, Ada ? Je riais et je répondais que j’avais mes propres loisirs.


Biographie

Née 1988, Sue Rainsford est une romancière et critique d'art irlandaise.
Diplômée d’un MFA en écriture et littérature de Bennington College dans le Vermont, États-Unis.
Lauréate de la résidence d’artistes MacDowell Fellowship en 2019.
Son premier roman Jusque dans la terre est encensé par le New York Times, le Guardian et The Irish Times. Et obtient de nombreux prix dont le Kate O'Brien Award.9 août 2022.

Son site : https://www.suerainsford.com/



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