dimanche 1 décembre 2024

Camilla Sosa VILLADA – Histoire d'une domestication – Métaillé 2024 -

 


L'histoire

Elle est la comédienne transgenre la plus célèbre de son pays. Elle est riche, mariée à un avocat célèbre qui est ouvertement homosexuel. Ensemble ils adoptent un petit garçon porteur du VIH. Ils sont beaux, riches, enviés mais derrière ce masque de mondanités, la Comédienne révèle un tempérament cynique, rusée et prête à se venger de tout affront en usant de tous les registres possibles. Sa dernière lubie, l'adaptation de la pièce de théâtre de Jean Cocteau « la voix humaine » où elle est seule en scène. La pièce est un succès incroyable où on la compare aux plus grandes actrices passées. Mais en même temps, sa vie privée se délite, et elle ne fait surtout rien pour y remédier. Un caractère hors normes.


Mon avis

J'avais adoré le premier roman de Carmen Villada « Les vilaines » traduit en 20 langues et qui a lancé cette autrice argentine. Une fois de plus, elle nous surprend par un roman sur les relations conjugales d'un couple hors-normes.

Il y a la Comédienne (aucun prénom n'est donné dans se livre), cette femme transgenre qui dès 7 ans, malgré les coups du père mais la bénédiction sans faille de la mère, s'habille en femme et affirme son désir de changer de sexe. Elle prendra des hormones, se fera faire une magnifique poitrine, un peu de chirurgie esthétique mais n'ira pas à se faire ôter son sexe d'homme (sans aucune explication comme si cet être hybride reflétait son caractère).

Et pour avoir du caractère elle en a notre actrice : adulée par son public, riche, on sait qu'elle s'est prostituée avant d'intégrer un cours de théâtre et de devenir iconique. Par son argent, par sa beauté, parce qu'elle donne tout à son art, elle est adulée par toute la bonne société de Buenos Aires. Mais elle se montre capricieuse aussi, refuse les interviews mais pose comme modèle pour Vogue ou autre magasine, toujours impeccable et raffinée.

Mais coté vie privée, elle se marie sur un coup de tête avec un avocat, très bel homme, réputé dans sa profession, mais homosexuel. Lui a des amants qui la rendent folle de rage, mais elle ne se gêne pas non plus pour avoir les siens. Son metteur en scène avec lequel elle souffle le chaud et le froid, des rencontres de passage. Dans un souci de respectabilité, elle accepte, sous la pression de son mari, d'adopter un enfant et un enfant atteint du VIH en plus, ce qui suscite l'admiration. Les rejets de ce qu'elle est, de son couple, elle s'en fout. Elle n'est pas avare de piques, de méchancetés parfois gratuites. Sous l'apparence d'une famille bien comme il faut, c'est une relation amour/haine qui s'installe dans le couple et même vis-à-vis de l'enfant qui trop choyé devient capricieux à souhait. Elle n'a jamais connu l'amour véritable, comment aurait-elle pu ? Un père alcoolique et violent, qui a divorcé de sa femme, une femme libre qui rejette les hommes, mais qui se fait respecter dans son village, car elle lit les cartes et aide les femmes, notamment toutes celles qui sont violentées par les maris ou compagnons, les femmes violées, tout la violence d'une société qui reste profondément enracinée dans un patriarcat où rien ne résiste.

En fait, une seule chose résiste, et cela en dépit des régimes politiques qui plonge l'Argentine dans des répressions économiques : l'argent. Car ce couple atypique est riche, indécemment riche, et cette richesse et revendiquée, elle comme le fruit de son travail, tout comme lui. Elle aurait du le quitter, mais il reste entre eux une sorte de lien invisible et tenu. Car lui, cet homme effacé, qui cède facilement aux chantages et aux caprices de cette femme, en est profondément amoureux. Ce lien c'est aussi la sexualité, et l'autrice n'hésite pas à en parler sans tabous, ce qui aussi une forme de libération. Finalement, la « domestication », cette idée de former un couple normal, Papa, Maman, Enfant ne pouvait pas tenir. C'est plus un champs de bataille qui s'installe insidieusement dans ce couple où la Comédienne impose son rythme d'amour/haine, jusqu'à une fin tragique, car elle ne trouve pas l'issue, la bonne porte de sortie qui la glorifiera encore. Et puis l'âge arrive et la beauté commence à se faner et cela est aussi une souffrance.

La famille a réinventer, la liberté des femmes et la lutte des violences faites aux femmes, la difficulté à assurer son statut de transsexuelle (mais ici résolu par l'argent), le statut social des grands bourgeois pour lesquels tout est permis, alors que les gens des campagnes ne vont presque pas à l'école pour travailler vite, dans des emplois mal payés qui engendrent frustrations, et violences voilà tout ce que dénonce, dans un récit sec, sans superflu, parfois abc des mots crus, cette autrice qui est devenue elle aussi une star de l'écriture au-delà des frontières de l'Argentine, dont elle sait si bien analyser les ressorts.


Extraits

  • Les trans s’occupaient de cette flopée d’enfants sans père ni mère qui survivaient dans la ville comme ils pouvaient. Lorsque dans les médias on cherchait à orienter l’opinion publique – Vous croyez que c’est possible que les trans prennent en charge la vie d’un enfant ? Vous pensez que ces enfants peuvent devenir des enfants sains ? Ne sont-ils pas condamnés à l’homosexualité ? Ne pourraient-ils pas être violés ? Sont-elles capables de donner de l’amour ? –, les gens répondaient que le monde était dans un tel processus de dévastation, de pourrissement, qu’il valait mieux l’amour venu de ces mères que l’absence d’amour. On savait parfaitement que les trans se prostituaient pour entretenir leurs petits frères, pour envoyer de l’argent chez elles, dans des provinces lointaines ou vers d’autres pays. Elles donnaient cet argent à leurs neveux, aux enfants de leurs amies. Tantes, mères de substitution, belles-mères, personne n’ignorait que, depuis de nombreuses années déjà, depuis de très très longues années, les trans jouaient un rôle que personne sur cette terre ne pouvait ou ne voulait jouer, pas même l’État, à savoir ces liens sans nom, sans statut, ces liens inclassables qui caractérisaient encore la vie des trans. Elles n’étaient les mères de personne, les filles de personne, les amours de personne, les voisines de personne, les tantes de personne.

  • Je voulais un fils, un garçon. J'étais attentive aux signes. Quand j'étais enceinte, on me disait que ce serait une fille à cause de la forme du ventre, mais moi je ne voulais pas. Je ne voulais pas que ce soit une fille. Les femmes de ma famille souffraient beaucoup. Mes sœurs, ma mère, ma grand-mère. Les hommes souffraient moins.

  • Que c'était vrai qu'ils se punissaient l'un l'autre du fait de s'être mutuellement désirés. Ils n'avaient jamais imaginé, pas plus elle que lui, que l'amour pouvait être aussi insupportable.

  • Surtout, ne me laisse pas seul maintenant. Je suis venu à cette horrible fête par ta faute, lui a-t-il dit en la prenant fermement par l'avant-bras. Elle a reconnu dans cette détermination une conduite très masculine.

  • Comment est-ce qu'on survit à un viol?
    - Tu n'as jamais été violée?
    - Bon, on n'est pas en train de parler de moi. Je suis l'intervieweuse, les gens n'ont pas envie d'apprendre des choses à mon sujet.
    - Bien sûr. Les gens sont au courant... mais pourquoi tu crois qu'ils veulent savoir ça sur moi?
    - Tu es tellement forte, tu as tant de force en toi.
    - Mais nous avons toutes été violées! Il n'y en a pas une qui ne l'ait pas été. Je ne suis spéciale en rien.

  • Elle avait été une grande disciple dans l'art de rendre un homme fou. Elle avait appris que ce qui comptait, ce n'était pas l'amour, la routine ou les jours à se réveiller l'un à côté de l'autre, mais la satisfaction d'avoir un type avec qui jouer et que l'on pouvait embrouiller. L'art d'ôter à l'homme tout point d'appui, de le blesser, de lui faire des promesses, de le menacer, de dessiner pour lui un monde qu'on pouvait détruire d'un simple soupir.

  • C'était saisissant à quel point les femmes du village craignaient leurs maris, leurs petits amis, leurs pères, leurs oncles qui les avaient violées quand elles étaient petites, leurs beaux-pères qui les avaient tripotées quand elles étaient adolescentes. La peur qu'elles éprouvaient adhérait aux murs de sa maison, telle une tache d'humidité. Les femmes qui venaient chez elle étaient des femmes battues, trompées, détrompées, de nouveau battues, des femmes qui semblaient n'avoir aucune issue à leurs problèmes. La mère de la comédienne suturait ici et là des blessures, comme elle pouvait. Elle savait qu'elle se confrontait à la tristesse d'être femme dans un village comme celui-là, où il y avait un châtiment pour toute tentative d'élan vital. Elle résistait au choc de ces solitudes désespérées avec la force puisée dans la rancune qui lui venait de son expérience de femme mariée.

  • Il y a eu de la magie sur scène, non? La comédienne ne répond pas. Il y a eu de la magie sur scène, le genre de truc qu'on entend dans les loges. Elle est agacée par les mièvreries des gens qui prennent à ce point le théâtre au sérieux. Les cérémonials, les échauffements ridicules, les embrassades, les superstitions, les rituels et les solennités qui entourent le petit monde du théâtre. Ne pas passer le balai sur scène, ne pas prononcer le nom de Macbeth, ne pas prononcer le nom d'anciens présidents, ne pas s'habiller en jaune. Si elle pense à sa carrière, elle se félicite d'avoir fait tout ce qui portait la poisse, provoquant l'effroi de ses camarades. Aucune violation du Tao du théâtre n'a eu raison d'elle.

  • Mais l'aboulie s'est prolongée et chez lui l'impatience a grandi. Ce lieu commun psychanalytique paraissait si évident: on désire quand il manque quelque chose.

  • Ils ont beau lui promettre de l'air frais et la liberté pour leur fils, elle leur rappelle toujours qu'elle est née et a grandi dans un village de montagne.
    Elle connaît l'envers de la paisible vie rurale et l'asphyxie qu'on éprouve dans ces enfers si vastes.

  • Est-il nécessaire d'en savoir davantage? Non. Parfois, on se contente d'enterrer les vies passées sous le bonheur présent, et personne ne se sent coupable de le faire.

  • Même si avoir raison en Amérique latine ne sert pas à grand-chose, moi j'aime le goût du triomphe qu'il y a à avoir raison, voilà ce qu'elle dit souvent.

  • C’est le moment où elle cesse d’être la folle de Cocteau, la femme tyrannique, possessive et mythomane de Cocteau, pour devenir une trans simplette et phobique qui rentre chez elle. Le meilleur endroit sur terre.

  • Une comédienne ne cherche pas à savoir qui elle est. Une comédienne, on l'invente. Une comédienne est un rêve.

  • C'était incroyable, tous les hommes faisaient la même chose: parler de leurs privilèges de manière obscène, davantage intéressés par ça que par les seins de leurs maîtresses. 

     

    Biographie

Née à : La Falda , le 28/02/1982, Camila Sosa Villada est une actrice de théâtre, de cinéma et de télévision, chanteuse et écrivaine transgenre. Elle a fait pendant trois ans des études en communication sociale et pendant quatre ans des études théâtrales à l'Université nationale de Córdoba.
Elle a travaillé comme prostituée, vendeuse de rue et femme de chambre. En 2009, elle a créé son premier spectacle, "Carnes tolendas, retrato escénico de un travesti".
"Les Vilaines" ("Las malas", 2019), en cours de traduction dans 20 langues, est son premier roman.

En savoir plus : https://fr.wikipedia.org/wiki/Camila_Sosa_Villada

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