dimanche 31 mars 2024

Marie CHARREL – La fille de Lake Placide – Éditions les Pérégrines - 2024

 


L'histoire

En 2019, la chanteuse Lana Del Rey vient passer quelques jours dans le ranch où vit Joan Baez. L'égérie du folk, qui a renoncé à sa carrière musicale, vit à la campagne, dans un domaine où vivent en liberté des animaux (poules, chiens, chats, chevaux), en compagnie de son fils Gabriel (batteur), de sa petite fille Jasmine et de sa bonne Hannah. Joan se met à la peinture et fait surtout des portraits de ses amis.


Mon avis

Marie Charrel s'inspire de faits réels pour développer une amitié entre la jeune chanteuse Lana Del Rey (pop mélancolique) et la grande dame du folk Joan Baez. Effectivement les deux femmes se sont bien rencontrées, mais de façon plus furtives que dans le roman. Joan a bien peint un portrait de Lana et celles-ci ont chanté ensemble lors d'un concert à Berkeley, mais leurs relations ne sont pas aussi intimes que la fiction bâtie.

Deux femmes qui tout oppose et que tout unis. Le roman fait largement place à la biographie de Lana Del Rey, de son vraie nom Élisabeth Grant. Une gamine déjà torturée et en proie à des angoisses existentielles. Alcoolique, elle est envoyée en pensionnat à Londres, se désintoxique de l'alcool. Pour la distraire, son oncle lui apprend à jouer de la guitare. Celle qui n'est pas encore devenue Lana Del Rey écrit des poésies un peu désillusionnées. Elle va les mettre en musique, signée d'abord par un petit label, puis surtout s'expose sur Youtube avec un titre « Vicious games » qui fait le buzz. Elle enregistre son premier album qui est un succès critiques. Mais sa musique indéfinissable, mélange de folk, pop romantique, rap servis par une voix grave n'est pas bien comprise. Après les premières bonnes critiques, la presse se retourne contre elle : est-elle un produit formaté de plus des majors américaines ? On lui reproche aussi ses lèvres trop épaisses et retouchées par la chirurgie esthétique, un coté sexy vulgaire. Lana a du mal à trouver son style, aussi bien physique que musical. Elle est mal dans sa peau, mais écrit toujours sur ces carnets noirs. Grad admiratrice de Joan Baez, elle va séjourner quelques jours dans sa ferme dans la campagne californienne. Deux univers se croisent : une égérie qui vit simplement, qui a délaissé la guitare pour le pinceaux, mais qui reste une femme de convictions. En lisant le recueil de poésie que Lana lui a laissé, elle découvre que la jeune femme est douée et que sa poésie dénonce à sa façon les maux de notre siècle : urbanisation, consumérisme, réchauffement climatique, et qu'il est déjà trop tard. A l'inverse de Joan, Lana ne milite pas, elle n'est qu'une artiste pour transmettre. Pourtant une amitié va naître, tout d'abord à travers la musique. Leurs voix s'accordent parfaitement, et elles partagent un charisme, fait de pudeurs, et de non dit.

L'écriture simple de M. Charrel nous berce et efface un peu la mélancolie de Lana. Pudeur et retenue. Elle a su, sans aucun doute, se montrer à la hauteur de ces deux icônes de la musique, dressant deux superbes portraits de femmes, dans une atmosphère à la fois envoûtante et mélancolique qu'il m'a été difficile de quitter… Un roman qui se déguste, se savoure accompagné d'un fond sonore tout trouvé.

La structure narrative alterne le présent et les pensées de Joan Baez, et la biographie de Lana Del Rey qui depuis a montré qu'elle n'était pas une chanteuse de passage, mais bien une artiste unique, inclassable musicalement, mais aussi une poétesse. Un très joli livre, sur la sororité et le pouvoir des mots. A noter en fin de livres, les citations dont l'autrice s'inspire, ainsi que les biographies consultées.


Extraits

  • Elle s’inscrit à l’université Fordham pour la rentrée prochaine. Dominante philosophie et métaphysique. Elle espère y trouver les réponses aux questions qui la hantent depuis Lake Placid – pourquoi sommes-nous là, pourquoi vivons-nous ? Ses études lui offriront-elles les réponses qu’elle n’a pas trouvées dans les livres ni dans l’alcool ?

  • Elle se jette sur le poste de radio de sa chambre, tourne le bouton en quête d’une station rap et l’écoute jusqu’à ce que l’aube cogne derrière ses fenêtres. Les nouveaux titres d’Eminem y tournent en boucle. Chaque fois, elle est traversée par la même intuition, la conviction d’avoir compris quelque chose d’essentiel sur le pouvoir des mots.

  • Peindre est une affaire d'ombre et derrière chacun de ses sourires la nuit est aux aguets. Cette fille-là vibre d'une mélancolie douloureuse et d'une sérénité douce à la fois, équilibre instable offrant une matière folle à l'artiste. Capter ce vertige sera sa quête. Par où commencer ? Chaque oeuvre est un nouveau monde à bâtir. Un défi exigeant de ne jamais rien tenir pour acquis.

  • Elle a toujours eu la conviction que le rôle de la musique était d’éveiller les consciences. Celle de Lana joue un rôle différent. Elle plonge dans l’ombre de la mélancolie et la cisèle pour y laisser passer la lumière. Elle ne pousse pas à la révolte : elle guérit.

  • Une telle créature doit se battre deux fois plus qu'un homme pour asseoir sa crédibilité d'artiste.

  • Si elles partagent la même sophistication, la voix de la jeune femme, plus à l'aise dans les graves, n'a pas grand-chose à voir avec celle de Joan à son âge. Son soprano avait la pureté des cascades et la clarté du printemps, sous laquelle frissonnait une onde tragique. Un journaliste qu'elle appréciait pour son honnêteté avait écrit que sa voix " contenait les échos de femmes noires pleurant dans la nuit, de chanteurs de madrigaux jouant calmement à la cour, de gitans tristes essayant de charmer la mort pour qu'elle quitte leurs grottes espagnoles ". Il y avait en elle plus de douleurs et de fantômes que son jeune âge ne le laissait paraître. Ils nourrissaient sa révolte.

  • C'est sans doute une question de génération, songe-t-elle. Celle de Baez a pris part à l'éclosion des libertés individuelles dans l'après-guerre et a cru au progrès. La sienne sait que le plus important des combats, celui de la sauvegarde de la planète, est déjà perdu. Lana est mélancolique et désabusée parce qu'elle a conscience de vivre dans des ruines. Voilà pourquoi son engagement va d'abord et avant tout à la poésie. Elle seule peut aider à mieux supporter le monde.

  • -Il y a ce truc de l'époque, dit-elle, sans être capable d'xpliquer ce qu'elle a en tête. La nuit elle passe des heures sur Internet, lit la presse, écume les réseaux sociaux. - Ce truc ? - Cette qualité étrange qu'a ma génération, désespérée et furieusement consciente à la fois. Celle de Facebook, de l'addiction aux séries, et aux jeux vidéos. Celle qui sait qu'elle ne connaîtra pas l'âge d'or mais ne rennoncera pas pour antant à réclamer son dû. Inconsolable, violente, gavée de références pop, comme un film de Tarantino. J'aimerais qu'il y ait de ça dans ma musique. Cette folie. - Alors, mets-là."

  • Joan aurait sans doute pris son œuvre pour de la prose un peu sombre de post-adolescente. Mais en s'y immergeant sans réserve, elle a compris que sa mélancolie trace aussi un chemin de lumière. Une quête relevant de l'invisible et du sublime. Celle que seul le pouvoir immense de la poésie permet.

  • Joan voit dans les textes de Lana tout ce qu'elle-même ressent à l'égard de son pays: la nostalgie d'une hypothétique époque éclatante doublée d'une lucidité sur les forces obscures couvant sous le vernis factice du made in USA. Elle admire le talent avec lequel la chanteuse se glisse dans le rêve américain pour mieux le faire exploser, sans se contenter de poser un constat désabusé, comme tant d'autres l'ont fait dans les seventies, lorsqu'elle-même arpentait les scènes folk.

  • Cette voix. Une justesse absolue, quelque chose de la pureté. Un baiser. Une caresse d'or.Un trésor échappant aux règles du temps, une merveille d'ici et d'ailleurs, hantée par le souffle de mille et une autres femmes, toutes celles qui ontaimé-vibré-pleuré-souffert-chuté-rebondi-brillé-volé avant elle: la voix de Lana est tout cela. Une cascade de diamants sous un clair de lune, d'une profondeur au-delà du dicible. La douceur de la soie. Le vertige d'un saut dans le vide et le réconfort d'une soirée au coin du feu.

  • Elle a tant à faire avant de se choisir un refuge: pousser son exploration plus loin encore, suivre ce mystérieux instinct qui la conduit toujours du côté de l'étrange. Vivre, palpiter, s'en-sauvager, afin de pouvoir coucher tout cela sur le papier. Se remplir du monde pour en faire poésie.

  • Elle a toujours eu la conviction que le rôle de la musique était d’éveiller les consciences. Celle de Lana joue un rôle différent. Elle plonge dans l’ombre de la mélancolie et la cisèle pour y laisser passer la lumière. Elle ne pousse pas à la révolte : elle guérit.



Biographie

Journaliste au journal Le Monde, Marie Charrel a grandi à Annecy. Diplômée de l’IPJ, elle a déjà remporté quatre prix décernés par la profession : les prix Prisma, Bayard, Ajis, et le prix du meilleur article financier.
En 2010, Plon publie son premier roman "Une fois ne compte pas". Le roman reçoit un accueil enthousiaste de la critique. En 2013, elle rejoint Le Monde pour suivre l'économie internationale.
En 2014, Plon publie "L'enfant tombée des rêves". En 2016, Les Editions Rue Fromentin publie "Les enfants indociles". Suivront les publications de "Je suis ici pour vaincre la nuit" en 2017 aux Editions Fleuve, "Une nuit avec Jean Seberg" en 2018, également chez Fleuve. Son dernier roman, "Les danseurs de l'aube", est paru en janvier 2021 aux Editions de l'Observatoire. Le livre a été finaliste pour le prix de l'Instant et a figuré dans la première sélection du prix de la Maison de la Presse.

La même année, Marie Charrel publie un premier essai "Qui a Peur des Vieilles ?" aux Éditions Les Pérégrines. Cet essai interroge sur la place des femmes de plus de 50 ans dans notre société occidentale.
En janvier 2023, elle publie Les Mangeurs de Nuit aux éditions de l'Observatoire. Ce roman empreint de mythes et légendes, qui se déroule dans les grands espaces de Colombie Britannique, évoque la rencontre de Jack, un compteur de saumons, et Hannah, une fille d'immigrés japonais, au cœur de la forêt pluviale, où ils s'apprivoisent doucement. Elle reçoit plusieurs prix littéraires avec cet ouvrage : Ouest-France - Etonnants Voyageurs, Prix Cazes- Lipp, Prix Page des Libraires - France bleu, Prix du livre Cogedim Club, Prix "Entre lignes" du Pays de Gex.

Nota
 : les éditons Les Pérégrines et sa sous-catégories, les audacieuses sont des éditions dédiées aux écrivaines, et aux jeunes autrices.

mercredi 27 mars 2024

Gisèle PINEAU – La vie privée d'oubli – Editions Philippe Rey – 2024 -

 

 

L'histoire

En Guadeloupe, Margy et Yaelle sont amies d'enfance et surtout spécialisées en bêtises d'adolescentes. Mais quand Yaelle, à la demande de petit-ami de Margy, fait un voyage à Paris, en tant que mule ayant ingérer plus de 60 boulettes de cocaïne, c'est le drame. Des boulettes éclatent dans l'intestin et elle est hospitalisée d'urgence. Au pays, à Gwada, c'est le déshonneur assuré. Margy qui a peur que les maffieux la retrouve par aussi en France, où elle est hébergée par Tante Anna, la tante de Yaelle, une femme qui porte un secret mais qui adopte cette gamine drôle et pleine de vie qui va aussi s'occuper de l'amie hospitalisée. Pendant cet temps, Maya, une étudiante métisse, recherche ses racines, et pense que son père est peut-être issu du Bénin ou du Nigeria (selon un test ADN). Joycy, une jeune noire qui a réussi a échapper à la prostitution espère avoir une deuxième chance dans la vie. Mais si tous ces destins étaient liés ?


Mon avis

Le dernier roman de Gisèle Pineau est un véritable hommage à des générations de femmes antillaises en remontant très loin dans le passé. En 1812, Agontimé est mariée au roi du Royaume du Dahomey (partie sud du Bénin actuel). Suspectée d'avoir fait partie d'un complot visant à tuer le roi, celui-ci la vend comme esclave. Ouidah (Bénin actuel) est alors l'un des ports les plus riches grâce à la traite des noirs. Agontimé arrive en Guadeloupe, enchaînée , nue, fouettée pour être au service d'un planteur français. Enceinte pour la 6ème fois d'un époux lui aussi esclave, elle se noie dans la rivière Bambou en essayant d’entraîner avec elle sa dernière née Idé, encore un bébé, sauvée de justesse. Mais si elle meurt physiquement, Agontimé se transforme en fantôme bienveillant, qui ne peut pas communiquer avec les membres de sa famille, mais qu'elle suit et surveille où qu'ils soient dans le monde.

Tante Anna a aussi vu en rêve cette aïeule et connaît son histoire mais ne dit rien, on la prendrait pour une folle. Mais Yaelle durant son long coma discute avec Agontimé qui lui raconte comment les noirs sont arrivés en Guadeloupe, les traitements indignes dont ils furent l'objet, et qui marquent encore la société aujourd'hui. Par exemple, les mariages avec des blancs deviennent tolérés mais il reste quand même des très vieilles rancœurs parfois inconscientes dans la population antillaise qui pourtant a été aussi métissée par les indigènes qui vivaient là et furent aussi réduits en esclavage par le colonisateur.

Les psychiatres qui suivent Yaelle sont persuadés qu'elle souffre d’hallucinations, probablement due à la drogue, puis la considère comme schizophrène. Sur les conseils discrets d'une infirmière, la jeune femme arrête de prendre les neuroleptiques prescrits et son état s'améliore, mais aussi les souvenirs d'Agontimé. Heureusement, fascinée par son récit, Margy – en plein déni de grossesse – l'enregistre sur son smartphone. De retour en Guadeloupe quelques années plus tard, les deux jeunes filles fascinées par cette histoire retrouveront la rivière Bambou, devenue filer d'eau dans une décharge, et la plantation transformée en logements.

Sur la forme, pas d'effets d'écriture, mais, et cela semble être une tendance actuelle de la littérature, le récit est compté par différentes voix, y compris par des personnages secondaires qui font des recherches sur leurs origines, ce qui permettra aussi d'heureuses retrouvailles.

Si Agontimé n'existe pas, les raisons de la traite négrière via les ports du Bénin est tout à fait réelle. Plus de 9000 personnes par an ont été vendues ainsi par les rois du Dahomey de 1750 à 1880 environ. De plus l'ancien Dahomey fut l'objet de guerres enter-ethniques entre les fons ou ewés (zone côtière du Bénin), les Yorubas du Togo et du Nigeria. Ces guerres visaient l'appropriation par la richesse générée par le sinistres commerce négrier. Ouidah (Bénin) est aujourd'hui considérée comme une ville martyre. Mais comme le note à juste titre l'autrice, derrière la façade de repentir, se cache surtout des marchés « d'antiquités » ou d'objets rappelant le triste passé de la ville. Le Bénin fait partie des pays classés comme pauvres selon l'ONU.

Mais revenons à notre histoire. Ici, les hommes ne sont pas très présents, ce sont les femmes qui font un peu la loi et la vie de la Guadeloupe actuelle. Capables de développer des petits commerces, de faire fi du dédain et des commérages, d'aider leurs filles dans l'adversité, ce sont des femmes fortes, forgées par des années de cet esclavage qui reste encore une ligne rouge, un passé mal connu des guadeloupéens ou plutôt pas tout à fait digéré. Et la jeune génération, celle des Margy ou Yaelle ? Elles rêvent en secret de devenir grande styliste pour Yaelle qui aimerait rencontrer Olivier Rousteing (le styliste très en vue de Balmain) ou de Margy qui se voit comme créatrice de coiffures afro, de tressages inventifs et colorés. Mais l'avenir ne leur offrira pas d'opportunité. Comme leurs mères, elles sont battues par des maris alcooliques, ou sous emprises de bad boys qui trempent dans la drogue ou la prostitution. Il leur en faut à ces femmes du courage pour vivre leur destin, l'inverser. La métropole les fait rêver, mais quand elles voient ce que la métropole réserve aux antillaises, les sales boulots ou des embauches dans les hôpitaux, finalement n'est-on pas mieux en Guadeloupe, entourés des siens bienveillants, des mères et grand-mères sages ?

Très page-turner, ce livre est très agréable à lire. L'autrice évite de tomber dans des clichés, même si personnellement (mais vous me connaissez) j'aurais aimé quelques pages en moins, pour éviter quelques redites. Mais le travail de recherches de Gisèle Pineau n'en est pas moins admirable et j’espère qu'il nous donnerait un autre regard plein d'empathie pour nos compatriotes dont nous ignorons ou faisons mine d'ignorer l'histoire...


Extraits

  • Elle ne les compte plus depuis un siècle révolu Elle ne peut changer le cours de leur vie, ni les alerter d'un danger, non plus les guider sur les voies qu'ils empruntent, Elle ne peut que les regarder simplement aller et venir par monts et par vaux, subir, trimer, tromper la faim, combler les heures de toutes les façons . parfois ils rêvent, crient et chantent la vie, en attendant la fin. Elle se prend alors à rire, chanter et rêver avec eux.


Biographie

Né à Paris , le 18/05/1956, Gisèle Pineau, née de parents guadeloupéens, est une femme de lettres française.
Son père, militaire de carrière, est muté en Martinique en 1970. Gisèle Pineau poursuit ses études d'abord en Martinique puis en Guadeloupe où elle passe son bac de lettres. Elle retourne ensuite à Paris et commence des études de lettres à l'université de Nanterre. Deux ans après, elle abandonne ses études pour des raisons financières. Elle obtient un diplôme d'infirmière en santé mentale par la suite.

Après ses études à Paris jusqu'en 1979, elle regagne la Guadeloupe où elle travaille comme infirmière en psychiatrie au Centre hospitalier psychiatrique de Saint-Claude.
Mère de deux enfants, elle vit à Paris depuis 2000.

Plusieurs de ces romans ont été récompensés: "La Grande Drive des esprits"Grand Prix des lectrices du magazine ELLE et Prix Carbet de la Caraïbe en 1993, "L'Espérance-Macadam" en 1995 Prix RFO, "L'Exil selon Julia" Prix Terre de France et Prix Rotary en 1996 ou encore "Folie, aller simple : Journée ordinaire d'une infirmière" Prix Carbet des lycéens en 2011.

Randolph STROW – The visitants – Editions Au vent des Iles - 2023 -

 

L'histoire

Écrit en 1959, publié en 1979 pour la première fois et traduit en français en 2023, The visitants (en anglais visiteurs ou spectre, apparition) a eu un énorme retentissement en Australie, tant pour sa structure que l'histoire incroyable que nous raconte l'auteur.

Nous sommes en Papouasie -Nouvelle-Guinée dans les îles Trobriand en 1959, alors qu'elle est sous le statut de Territoire australien où séjournait R. Strow.

Racontée par 8 voix distinctes, la majorité étant des indigènes, elle relate un fait mystérieux, l'apparition d'une sorte de soucoupe volante, dirigée par des humains qui a failli se poser sur l'île....


Mon avis

Véritable phénomène littéraire en Australien « The visitants » a reçu l’équivalent du prix Goncourt à sa parution en 1979, alors que l'auteur l'écrit 20 ans plus tôt. Et pourtant voilà un roman totalement déroutant. De une pour la langue utilisée. Les papous de Nouvelle-Guinée ont 851 dialectes différents mais une sorte de langue commune, le kiriwina, parlé par l'écrivain voyageur est devenue langue communebriand, métissage de divers dialectes et d'un peu d'anglais. La traductrice a choisi des renvois en bas de page pour traduire les mots.

L'histoire est vue par différentes personnes, qui vivent toutes sur la plantation du vieux Mc Donnell, un peu le seigneur local, et s'ouvre sur l'enquête d'un mystérieux objet volant, amical mais qui repart aussitôt après avoir failli se poser. Il faut dire que des choses étranges, ils en voient les indigènes avec le phénomène « cargo ». Des engins venus de la mer déposent des denrées alimentaires et aussi d'autres produits manufacturés. Il ne s'agit pas de prendre les papous pour des idiots mais ils ont une culture ancestrale totalement éloignée de notre culture européenne. Mais le colon n'est pas toujours sympathique, surtout quand il vient pour collecter les impôts. De plus les papous revendiquent leur indépendance alors qu'ils sont sous la tutelle de l'Australie. Indépendance qui sera enfin acquise en 1975 mais restera membre du Commonwealth.

Mais ici nous ne sommes qu'en 1959, et il y a une forme qu'incapacité des personnages principaux à se comprendre et même le désirer. Chacun a ses croyances bien ancrées, avec diverses légendes, mais une communication impossible. Sans spoiler, on peut dire que tout reposerait sur un énorme malentendu.. Et c'est là où Stow est brillant : il dénonce les méfaits de la colonisation à tout prix, mais aussi les différences entre les différentes cultures aborigènes, ce qui crée des tensions, des rancœurs, des alliances opportunes. Et son héros, Cawdor à la fin tragique, est une sorte d'Ulysse contemporain, qui est bien le seul à chercher l'harmonie là où tout n'est que désordre, ce qui nous vaut des pages de poésies totales. Mais derrière le drame, c'est tout ce système colonial qui séduit avec des babioles, qui divise les communautés au lieu de les souder. Un roman difficile mais magistral qui nous emmène non seulement très loin géographiquement, mais aussi philosophiquement.



Extraits

  • Mister Dalwood avait trouvé un petit bernard-l’hermitte sans maison et il cherchait un coquillage à lui donner. Quand il a fini par trouver un coquillage, le crabe ne voulait pas y entrer parce qu’il y avait un autre crabe dedans. Alors Mister Dalwood a cherché encore et enfin il a trouvé un coquillage vide. Il était trop grand mais le crabe est rentré dedans et a filé. « Ma bonne action pour la journée », a dit Mister Dalwood

  • Un souffle de vent a balayé la coursive au moment où je me détournais de la porte, apportant avec lui tous les parfums du matin : la mer et l’herbe, les poules et les fleurs de frangipanier, les feuilles qui dégagent toutes les odeurs possibles entre foin et vanille. Sur la véranda, j’ai empli mes poumons de cette senteur sucrée-salée de l’île après l’aube. J’ai pris ma place à la table au bord de la véranda et cherché des yeux en contrebas, à travers les rudes feuilles d’un papayer claquant au vent, le lagon étincelant et l’igau immaculé qui allait nous emmener à travers toute cette fraîcheur vers une fraîcheur renouvelée.

  • Et j’ai pensé : la honte est très puissante, la honte est terrible, surtout la honte d’un homme. J’ai pensé : voilà une chose capable de tuer, la honte d’un homme.

  • C’était seulement les yeux. Dieu sait qu’il n’avait pas grand-chose de plus pour lui. Une crevette d’homme d’âge moyen, avec une tignasse de boucles noires, en vieux short de l’armée si élimé qu’on pouvait voir le cache-sexe en fourreau d’aréquier qu’il portait en deuxième ligne de défense. Mais tellement immobile, comme s’il n’avait pas bougé depuis des heures. Et quand il a ouvert la bouche et que j’ai vu la noix de bétel sur ses dents et su qu’il allait me parler, j’ai eu très peur un instant, comme on peut avoir peur des bruits de la nuit même si on sait qu’on croit pas aux esprits.


Biographie

Né à Geraldton (Australie), le 28/11/1935 et mort le 29/05/2010 à Essex, Royaume-Uni , le 29/05/2010, Julian Randolph Stow est un écrivain, romancier et poète australien, Prix Miles-Franklin (1958); Prix Patrick-White (1979). Il sort diplômé de l'université de l'Université d'Australie-Occidentale en 1956. La même année paraît son premier roman, "A Haunted Land" (1956), récit extravagant, qui touche au gothique.
En 1957, le jeune homme prend en charge le cours de littérature anglophone à l'Université d'Adélaïde et publie sa deuxième œuvre de fiction, "The Bystander", où il reprend les thèmes du livre précédent. Il se rend par la suite dans une mission anglicane qui se consacre aux Aborigènes dans le nord-ouest du pays, travaille au côté d'un anthropologue en Nouvelle-Guinée, puis voyage en Angleterre, en Écosse et à Malte. Il vit principalement en Angleterre à partir de 1959.

Randolph Stow enseigne à l'Université de Leeds, en Angleterre, en 1962 et en 1968, ainsi qu'à l'université de son État natal en 1963. Cette année-là paraît "Tourmaline", autre roman étrange, violent et terrifiant, suivi deux ans plus tard par "The Merry-Go-round in the sea" (1965). Suivront ""Visitants" (1979), "The Girl Green as Elderflower" (1980). Ses livres confirment, sous des formes très différentes, son talent de romancier. "To the Islands" (1958) obtient le Australian Literature Society Gold Medal en 1959. Avec "Visitants", Randolph Stow a remporté le Prix Patrick White, le Nobel australien, en 1979. Ses romans mettent en scène des héros tourmentés, poussés à l'autodestruction, violents, qui s'accordent aux paysages sauvages et désertiques de l'Australie-Occidentale.
Stow publie également plusieurs recueils de poésie, parmi lesquels "Act One" (1957), "Outrider" (1962) et "A Counterfeit Silence" (1969). Il publie par ailleurs "Poetry from Australia" (1969) avec ses confrères Judith Wright et William Hart-Smith. Il est également l'auteur d'un ouvrage pour enfants, "Midnite" (1967), ainsi que de deux livrets pour des opéras.


mercredi 20 mars 2024

Jean Hegland – Rappelez-vous de votre vie effrontée – Editions Phoébus – 2023 -

 


L'histoire

John Wilson, un brillant universitaire est atteint de la maladie d'Alzheimer, et il se voit placé dans un institut spécialisé, ce qu'il ne comprend pas. Pour ce spécialiste de Shakespeare, la vie se confond un peu avec les personnages de principales œuvres du dramaturge anglais. Sa fille Randi, qu'il n'a pas revu depuis 10 ans, en raison des choix de vie de la jeune fille qui ne correspondaient pas à ceux de son père, vient lui rendre visite. Et tenter de renouer avec ce père, affaibli, qui ne la reconnaît pas toujours.


Mon avis

Voici le dernier roman qui nous livre Jean Hegland, décidément une autrice fabuleuse qui aborde le délicat thème de la fin de vie. Il ne s'agit pas de faire un cours clinique sur la maladie d'Alzheimer, ni d'étudier la pathologie, mais bien au contraire de faire l'éloge de l'amour qui lie un père à sa fille, et du pouvoir rédempteur des mots.

John est un grand spécialiste de Shakespeare, dont il connaît toutes les œuvres, lues, relues, analysées sous différents prismes et qui alors que sa mémoire flanche sérieusement s'y projette et vit dans ses souvenirs de la découverte et de la compréhension de l’œuvre. Avant d'être placé dans une institution, il vivait avec sa troisième femme, Sally, une femme simple, passionnée d'apiculture et qui a regret a du le placer. Sally doit prévenir l'enfant unique Miranda surnommée Randi, qui n'a pas vu son père depuis une dizaine d'années.

Randi a bien des reproches à faire à ce père, déjà toujours absent. Il a quitté sa mère pour une femme dont on suppose le caractère difficile, et après une dernière dispute avec sa fille, celle-ci a juré de ne plus le revoir. Randi vivait la vie des adolescents de l'époque, dans sa période « grunge » les cheveux teints en violet, le maquillage excessif et surtout un désamour des études. Aujourd'hui, plus sobrement vêtue, elle est propriétaire d'un café et une excellente barista. Mais, passionnée de jeux vidéos, elle a décidé de s'inscrire à l'université pour apprendre à en créer. On pourrait croire que ces deux univers totalement opposés, mais finalement pas temps que cela, écrire des jeux vidéos que la jeune femme veut moderniser et complexifier ou analyser du Shakespeare sont des défis intellectuels.

La première visite se passe mal, son père la reconnaît mais lui aussi lui en veut en pensant qu'elle a raté sa vie. Puis il s'échappe encore dans les œuvres de Shakespeare, totalement indifférent au monde qui l'entoure. Mais Sally s'acharne à faire renouer la relation entre la fille et le père, persuadée que c'est nécessaire, et elle a raison, parce que petit à petit un rapprochement s'esquisse et l'amour renaît, loin du passé. Il était là sans doute ce grand vide qui a toujours éloigné John des autres, caché sous sa carapace d'intellectuel, mais incapable de comprendre une enfant qu'il n'a pas pu mouler à son image. Oubliant au passage que lui aussi a été en froid avec son propre père, lequel ne concevait pour ses enfants que des métiers lucratifs et sûrement pas des études de lettres pour son dernier.

Ce livre n'est pas d'une lecture facile. Ceci dit vous n'avez pas besoin de lire tous les drames de l'auteur élisabéthain pour comprendre le roman, ils sont très bien expliqués selon les besoins du roman. Moi-même j'ai ouvert le livre, puis je l'ai refermé, en passant à autre chose, et puis je l'ai repris et sans m'en rendre compte j'avais déjà lu la moitié du livre dans la journée. C'est vous dire le talent de conteuse de Jean Hegland, qui passe d'un livre comme elle le dit « sur la fin du monde » (Dans la forêt, énorme succès en librairie), à un roman intimiste et féminin puis à cette apothéose érudite, et pleine d'espoir. Une vraie ode à la littérature aussi, la grande, celle qui élève l'esprit et le cœur. Servie par une écriture pudique et sensible qui renforce la narration, Hegland nous pose à nous aussi la question : que reste-t-il de notre vie, de tout ce que nous avons patiemment vécu et appris, lorsque nous avons tout oublié ? Et aussi celui du pardon, cette capacité de l'être humain à puiser dans ses ressources pour oublier les mauvais moments, se souvenirs des bons et de pouvoir exprimer même si on est affaibli mentalement, tout l'amour que l'on porte à des êtres proches.

Dans l'épilogue du roman, l'autrice confie s'être consolée de la mort de ses parents , tous deux universitaires, en pensant qu'ils sont morts en compagnie de l'auteur élisabéthain : son père d'un AVC avec les œuvres complètes sur les genoux, sa mère en récitant des vers de Hamlet, alors que comme John elle avait perdu la mémoire.

le titre original de l'ouvrage : Still time, joue sur une ambiguïté : Still time signifie "Encore temps" (de revoir Miranda), mais aussi "un temps dans lequel il ne se passe plus rien, un temps au calme plat" en raison de la maladie. le titre de la version française de l'ouvrage reflète une autre option : un extrait d'une œuvre du grand dramaturge.
Enfin j'ajouterais, à l'attention du lecteur, que dans la maladie d’Alzheimer, ce sont d'abord les souvenirs les plus récents qui se perdent, puis ainsi de suite, c'est du moins ce que pensent pas mal de spécialistes de cette maladie.

Sublime, profond, sachant aussi jouer avec des passages légers, Jean Hegland qui ne publie pas beaucoup est décidément une très très grande autrice.



Extraits

  • Au fil des ans, il est devenu de plus en plus difficile d'enseigner quoi que ce soit à ses étudiants, alors que tant d'autres choses viennent solliciter leur attention - les technologies nouvelles s'ajoutant aux hormones de toujours - et que la valeur d'une éducation est dissoute dans le tumulte de la recherche d'emploi. Pour certains d'entre eux, le simple fait de manier les règles de la ponctuation et de retenir correctement une citation est désormais un défi. Pourtant, John n'a jamais baissé les bras. A la différence de beaucoup de ses collègues, il n'a jamais perdu sa foi en eux, ni sa passion pour son sujet. Jamais perdu sa conviction qu'étudier William Shakespeare pouvait aider chacun à vivre une vie plus riche.

  • L'imagination seule nous soulage du piège de notre moi. L'imagination seule peut nous offrir l'opportunité d'entrevoir une personnalité ou une âme. Et c'est l'art et la littérature - et Shakespeare - qui nous laissent imaginer l'humanité chez autrui et nous aident à la trouver en nous-mêmes.

  • Il avance à tâtons dans les ombres de son passé qui se délite, essaie de retrouver l'intrigue ou d'identifier les raisons de sa circonspection. - Elle m'a insulté, annonce-t-il, étonné et amer, quand la vérité flottante apparaît enfin à sa conscience. Il est trop tard maintenant, déclare-t-il à la nuit tombante. - Pas encore. Sally lui prend les mains et les porte à son coeur. Il y a encore du temps. Miranda et toi pourriez encore vous pardonner l'un l'autre et...
    Elle hésite une seconde, soudain aussi gênée que si elle avait été à deux doigts de prononcer des paroles déplacées, voire obscènes. - Oublier, lui dit John comme elle semble incapable de compléter cette formule pourtant si simple. Oublier, c'est le mot que tu cherches, mon amour.

  • Comme Shakespeare nous le rappelle sans cesse, nous allons tous mourir. C’est ce qui se passe pendant que nous vivons qui doit compter–ce que nous apprenons, ce que nous savons, ce que nous finissons par comprendre avant de disparaître.

  • L'humanisme - avait-il tenté de nouveau -, ce système philosophique qui suppose, comme William Shakespeare le supposait assurément aussi, que tous les êtres humains partagent une nature essentielle et que, malgré les puissantes influences de la biologie, de la psychologie, de l'histoire et de la culture, nous conservons la possibilité d'exercer notre libre arbitre. L'humanisme, continua- t-il en se penchant vers ses collègues avec tout le zèle de sa conviction malgré les mots sur lesquels il butait, dont la valeur la plus fondamentale est la croyance que les êtres humains peuvent apprendre, grandir, changer, et que l'art - et la littérature - peut alimenter cette évolution.

  • C'est au-dedans que les démons vivent, dans les regrets qu'il ne parvient pas à vaincre, dans les griefs impossibles à surmonter.

  • Il se sent seul, soudain terriblement seul, entièrement seul dans sa pauvre peau, seul dans une pauvre vie qu'il ne reconnaît pas, dans une chambre sans grâce, en compagnie d'une inconnue qui veut qu'il mette son pyjama. Il a terriblement envie de la présence de quelqu'un qui le connaisse, de quelqu'un qui puisse lui dire qui il est. Il veut qu'on lui rende sa vie, son honorable et riche vie. Sa vraie vie, pleine de lendemains, de matins et de soirs et d'après-midi. Pas cette existence vide et sans fin dans cette pièce sans personnalité.

  • Pendant longtemps, il avait cru que leur voyage en Sicile signerait la transition entre le dernier chapitre décevant de sa carrière universitaire et le début du vrai travail auquel il voulait consacrer sa retraite. Il s'émerveillait par avance de tout ce qu'il allait pouvoir accomplir - de tout ce qu'il allait lire, écrire, publier, découvrir et créer - en ces jours dorés où son temps lui appartiendrait et où il n'aurait plus de compte à rendre à personne, sinon à William Shakespeare, à Sally et à lui.

  • Ça reviendra plus tard, se dit John, tourné vers la fenêtre, reprenant à son compte la vision romantique du temps, la conviction que l'avenir ramènera ce qui a été perdu, que rien de ce qui compte vraiment ne disparait jamais pour de bon.

  • It has grown harder, over time, to teach his students anything, what with so much else competing for their attention - new technologies along with ancient hormones - and the value of an education all but forgotten in the scuffle for a job. These days, even proper punctuation and correct citations are a challenge for some of his students. But John has never given up on teaching. Unlike many of his colleagues, he never lost his faith in students nor his passion for his subject. He never lost his conviction that studying William Shakespeare can help people live richer lives.

  • He gropes in the shadow of his vanishing past, trying to find the plot or identify the motivations that might explain his current circumspection. "She cursed me", he announces in bitter wonder when the truth of it finally wafts into his awareness. "It's too late now," he tells the darkening world.
    "Not yet." Sally grabs his hands and pulls them to her heart. "There's still time". You and Miranda could still forgive and - ". She hesitates for a second, suddenly appears as abashed as if she had been about to say something untoward or even obscene. "Forget, " John offers when it seems she is unable to complete that simple cliché. "Forget is the word you're looking for, my love".

Biographie

Née à Pullman, État de Washington , le 11/1956, Jean Hegland est une écrivaine américaine. Elle commence ses études au Fairhaven College de Bellingham dans l'État de Washington, puis obtient un BA en arts libéraux de l'Université d'État de Washington en 1979.
Après avoir occupé divers petits boulots, dont des ménages dans une maison de retraite, elle décroche en 1984 une maîtrise en rhétorique et enseignement de la composition de l'université de Washington. Elle devient alors enseignante.
En 1991, alors qu'elle a donné naissance à son deuxième enfant, elle publie un premier ouvrage non fictionnel sur le thème de la grossesse, "The Life Within: Celebration of a Pregnancy". En 1996, elle termine l'écriture de son premier roman, "Dans la fôret" ("Into the Forest"), qui raconte la relation entre deux sœurs qui doivent apprendre à survivre seules dans une forêt.
Le roman obtient un succès national puis international. En 2015, il est adapté au cinéma par Patricia Rozema avec Ellen Page et Evan Rachel Wood.
En 2018, "Dans la forêt" obtient le Prix de l'Union Interalliée dans la catégorie roman étranger par Cercle de l'Union Interalliée.
Jean Hegland vit aujourd’hui au cœur des forêts de Caroline du Nord et partage son temps entre l’apiculture et l’écriture.
site officiel : https://jean-hegland.com/





dimanche 17 mars 2024

Freida MC FADDEN – La femme de ménage – J'ai lu 2024

 

 

L'histoire

Millie, une belle jeune femme est en liberté conditionnelle. Elle a bien du mal à trouver un emploi, et elle est étonnée de se voir embauchée comme femme de ménage par Nina Winchester, la très riche épouse d'un homme influent. Elle bénéficie d'une toute petite chambre et la patronne semble sympathique. Mais très vite, Millie va voir cette femme du monde avoir des sautes d'humeurs, subir des humiliations. Ne dit-on pas d'ailleurs dans le quartier que cette femme est folle et qu'elle a été internée ? Mais Millie sait aussi se défendre, car elle a un sacré caractère. En toutes circonstances....


Mon avis

Comment vous parler de cet excellent polar (dans le sens strict du terme), sans spolier ? Car aujourd'hui, on a tendance à utiliser le mot polar dès qu'il y a une intrigue. Hors ici nous avons une sublime intrigue, avec une double chute tant qu'à faire.

Vous dire que c'est très bien écrit, addictif, « page turner » comme on dit ? Oui ce l'est. Que cela touche à des problèmes en résonance avec l'actualité ? Oui aussi.

Et surtout nous avons deux caractères de femmes que tout oppose. Nina, mariée avec ce trop bel homme et mère d'une petite fille toute aussi capricieuse que sa mère est en fait une femme très intelligente, calculatrice et magnifique dans son rôle de femme dépressive et agressive psychologique. Tout le contraire de la jeune Millie, qui ne se rend pas compte qu'elle est fort jolie, mais qui est aussi agressive physiquement. Elle est en libération conditionnelle après avec tué un jeune type qui était en train de violer une amie dans une soirée arrosée. Pas très cultivée Millie, plutôt le genre à traîner avec des losers, mais le coup de poing facile.

Divisé en 3 chapitres, le premier le plus long raconté par Millie, la seconde par Nina et le dernier qui va rassembler les personnages du roman.

Frieda Mc Fadden excelle dans les ambiances angoissantes, menaçantes et surtout sait totalement captiver son lecteur qu'elle embarque avec lui sans jamais ne céder à la facilité.

Bref, enfin un vrai bon polar comme on en trouve de moins en moins et qui me donne bien envie d'aller plonger dans l'univers de l'autrice.


Extraits

  • Nina Winchester ne travaille pas, elle n'a qu'un enfant, qui est à l'école toute la journée, et elle embauche quelqu'un pour faire le ménage à sa place. J'ai même vu dans son immense jardin devant la maison un homme en train de s'occuper du jardinage. Comment est-il possible qu'elle n'ait pas le temps de cuisiner un repas pour sa petite famille ?

  • Les Winchester vivent dans une ville qui se vante d'avoir parmi les meilleures écoles publiques du pays, mais Cecelia [leur fille] fréquente une école privée, parce que... ben voilà, quoi.

  • Quand on a passé un mois à vivre dans sa voiture, on prend conscience de l'importance de certaines petites choses de la vie. Les toilettes. Un évier. Pouvoir allonger les jambes quand on dort. Ce dernier avantage est celui qui me manque le plus.

  • Cependant, je n'arrive pas à me débarrasser de ce sentiment de malaise. Qui me souffle que je devrais partir d'ici tant qu'il en est encore temps.

  • Honnêtement, je n'ai jamais vu de femmes plus obsédées par le gluten. Chaque fois que j'apporte un hors-d’œuvre, elles m'interrogent sur la quantité de gluten qu'il contient. Comme si j'en avais la moindre idée. Je ne sais même pas ce que c'est, le gluten.

  • Quand ils se séparent, elle lève les yeux vers lui.
    - Tu m'as manqué aujourd'hui.
    - Tu m'as manqué davantage.
    - Non, toi, tu m'as manqué davantage. Oh mon Dieu, combien de temps vont-ils passer à débattre pour déterminer qui a le plus manqué à l'autre ?

  • Le seul membre de la famille à n'être pas complètement insupportable, c'est Andrew. Il n'est pas souvent là, mais mes quelques interactions avec lui ont été... sans histoire.

  • Il la taquine, mais aucune femme n'aime être comparée défavorablement à une autre. C'est un idiot s'il ne le sait pas. Cela dit, beaucoup d'hommes sont idiots

  • J'atterris dans le couloir, le souffle court. Je reste plantée là un moment, le temps que mon rythme cardiaque revienne à la normale. En fait, je n'ai jamais été enfermée dans la chambre. Nina n'a pas conçu le moindre plan dément pour me piéger là-dedans. La porte était juste coincée. Cependant, je n'arrive pas à me débarrasser de ce sentiment de malaise.

  • C’est sans espoir. Personne ne veut m’embaucher. Tous les employeurs potentiels me considèrent exactement de la même manière. Tout ce que je demande, moi, c’est un nouveau départ. Je travaillerai comme une folle s’il le faut. Je ferai n’importe quoi.

  • Difficile aussi de ne pas remarquer qu’il est largement plus séduisant que sa femme, même tirée à quatre épingles comme elle l’est, ce qui me semble quelque peu étrange. Le gars est richissime, après tout. Il pourrait avoir toutes les femmes qu’il veut. Je le respecte de n’avoir pas choisi une top-modèle de vingt ans comme compagne de vie.

  • If I leave this house, it will be in handcuffs. I should have run for it while I had the chance. Now my shot is gone. Now that the police officers are in the house and they’ve discovered what’s upstairs, there’s no turning back.


Biographie

Freida McFadden est une autrice américaine. Freida McFadden est l’autrice de plusieurs thrillers psychologiques, tous best-sellers internationaux. Elle est par ailleurs médecin, spécialisée dans les lésions cérébrales, et vit avec son mari et son chat noir dans une grande maison face à l’océan avec des escaliers et des portes qui grincent et où personne ne vous entendrait crier… La femme de ménage est le premier roman d'une trilogie.

Sont site : https://www.freidamcfadden.com/



mardi 12 mars 2024

Estelle-Sarah BULLE – Basses-terres – Edition Liana Levi - 2024

 

L'histoire

Été 1976, Basse-Terre en Guadeloupe. Le volcan, la soufrière toussote et lâche vapeurs et cendres. Les autorités déclenchent un plan de sauvegarde dans l'hypothèse d'une grosse éruption et nombreux sont les habitants à fuir vers Grande Terre, plate et sans danger. Au delà de cet événement, nous suivons la vie des deux familles, la grande tribu des Bévaro qui sont très fiers d'accueillir le fils cadet, installé en France et marié avec une femme blanche. Et puis aux abords du volcan, Eucate, persuadée que le volcan n'entrera pas en éruption élève seule sa petite fille Anastasie, 16 ans, qui n'est pas très pressée de trouver un emploi, et qui vit dans une grande précarité.

C'est toute un chapitre de l'histoire de la Guadeloupe qui nous raconte avec tendresse Estelle-Sarah Bulle.



Mon avis

Voilà le dernier roman de Madame Bulle, un petit livre de 250 pages qui met l'accent à travers un phénomène géologique la société guadeloupéenne en 1976. D'emblée, l'éruption n'aura pas lieu, mais elle alimentera bien des légendes urbaines, à croire que cela s'est vraiment passé.

Mais à l'ombre de la soufrière vit une vieille dame magnifique d'humanité, Eucate, qui s'est réfugiée là, après la mort de ses deux maris et le départ de ces enfants. Reste juste Anastasie, 16 ans, sa petite fille qu'elle tente d'élever au mieux de ses moyens. Eucate a travaillé dans les plantations de bananes et a été violée plusieurs fois par le propriétaire de la bananeraie, un « béké » un blanc. Le sort des noirs antillais n'est pas brillant en Guadeloupe à cette époque. Mal payés, employés soit dans des mines soit dans les bananeraies, ils sont humiliés par les contremaîtres blancs, n'ont pas d'avantages sociaux, et semblent totalement ignorés de la Métropole. De cette union forcée naîtra une petite fille, Espérance, avec un pied bot. Mais la blancheur de son teint et ses jolies formes ne laissent pas indifférents les hommes noirs de l'île. Par naïveté, elle se laisse séduire par un homme fort en gueule, qui en fait la méprise, et a fait le pari avec ses copains de se faire cette jolie fille. A son tour, elle met au monde Anastasie, mais pour éviter les ragots qui ne manquent jamais, elle décide de partir en France, en laissant sa fille à Eucate. Elle y refera sa vie, avec un emploi correct, un mari respectueux et deux enfants, mais ne reviendra jamais en Gualdeloupe. Eucate vit avec un poids terrible sur le cœur, la mort de son premier fils, lors d'une tornade infernale – même si elle n'aurait rien pu faire. Depuis, elle vit chichement dans sa case, dans une ravine sur les pentes de la Soufrière, entretien un petit jardin, et ne parle à personne. Pourtant elle est liée à la famille Bevaro par un amour secret, la seule joie de sa vie.

A Grande-Terre vit la famille Bevaro. Elias, le patriarche est ravi d'accueillir son petit dernier Daniel, qui a trouvé une bonne situation en France, s'est marié avec une blanche et a deux petits enfants. Entre le père et la fils, les retrouvailles sont émues, malgré la promiscuité, toute la famille se réunit sur ce propriétaire terrien, ni très pauvre, ni très riche, mais qui a fait construire pour l'occasion une case de 3 pièces. Il n'y a pas l'eau courante ni l’électricité, des groupes électrogènes ou des magouilles dans les rares branchements EDF permettent d'avoir du courant. Et avec la famille qui arrive de Basse-Terre, il y a du monde, mais tradition d’accueil oblige, tout le monde est accueilli. Elias est en conflit avec Ange, interné dans un hôpital psychiatrique. L’aîné reproche à son père, alcoolique à ses heures, d'avoir laissé leur mère aller chercher à manger de nuit lors d'un épisode de famine prise dans un tir entre gangs rivaux.

D'une écriture simple et sans superflus, avec quelques mots de créole que l'on comprend parfaitement, l'autrice nous révèle ainsi l'histoire de l'île, dominée par les blancs et qui semble totalement oubliée des pouvoirs publics. La population noire s'entasse dans des bidonvilles, sans eau courante, sans électricité, les plus malins échappent au du labeur dans les bananeraies ou les champs de cannes à sucre piquantes, et deviennent mécaniciens ou employés avec des salaires qui permettent de vivre sans superflu. On découvre ainsi une terrible réalité, la mentalité colonialiste qui résiste toujours, alors que par ailleurs la Guadeloupe s'enrichit de beaux hôtels sur les côtes pour les touristes auxquels on ne montre que les belles plages de sable blanc.

Et pour terminer cette histoire sur 3 générations, Eucate qui vit toujours sur son lopin de terres apprend qu'il est désormais interdit de cultiver des légumes sur ces terres volcaniques mais fertiles. Les traitements chimiques dont le chlordécone utilisé intensivement dans les bananeraies ont contaminés les sols.

Un bien joli roman, qui nous fait découvrir un pan de notre histoire que j'ignorais totalement de ce département français 971 (les mots dom et tom on fusionné en drom en 2003).


Extraits

  • Le cœur de cette longue année 1976, brillant comme une émeraude, est son mois de juillet. Un cœur qu’on ne peut arracher sans perdre la compréhension des choses. Anastasie le verra luire dans le noir de sa mémoire. Elle saura que juillet fut le cœur de l’année 1976 parce que s’y étalèrent les semaines lumineuses où le volcan marqua chacun de sa terrible empreinte. Et parce qu’en ce juillet-là, elle perdit quelque part le sac de capsules de Coca-cola qu’elle collectionnait pour la glacière qu’elle voulait offrir à Eucate (elle avait alors vingt-huit capsules marquées d’une petite étoile blanche; elle devait en réunir trente, ajouter trente francs puis se rendre à l’usine Coca-Cola de Jarry pour réclamer son lot). Elle ne comptait plus les nuits où elle avait rêvé de poser triomphalement la glacière devant Eucate sur la toile cirée.

  • Pour laisser derrière soi la maison d’Eucate, il fallait émerger de la ravine enfouie sous la végétation et gagner le sentier fraîchement goudronné, tassé par des milliers de pas. C’est pourquoi les enfants autour de la maison
    avaient tous eu au fil des années les mollets fermes et les genoux noircis.
    Accrochée au fond de sa pente glissante, la case était entièrement faite de bardeaux courts que les gens appelaient « essentes ». C’étaient de petites planches de bois sec, serrées, comme si le charpentier (la charpentière, car c’était Eucate qui avait construit les deux pièces
    de sa case, morceau par morceau) ne s’était arrêté un instant que pour laisser deux trous de fatigue en guise de fenêtres. La case était grisâtre, délavée et dépourvue de fleurs. Elle était assombrie par les grappes velues des cacaoyers sauvages et des coccolobes. Eucate en sortait, son vieux coutelas à la main, levait la tête vers le ciel, inspectait le sol. Puis le coutelas s’élevait généralement deux fois pour abattre en silence une branche feuillue.

  • La veillée dure quatre jours chez Elias, mais Eucate repart le matin suivant avec le car de six heures. Il lui faut trois cars différents et l’aide de deux ou trois automobilistes pour rejoindre sa case, et durant tout le voyage, elle ne cesse de revoir le sourire d'Ange, la première fois qu'il est apparu devant elle sur son vélo, les moments qu'ils ont passés ensemble. Les larmes qui lui viennent sont invisibles. Elle accepte enfin ce que la vie lui a donné puis repris, heureuse de retourner au volcan et d'y gratter encore un peu l'humus vivifiant, heureuse de survivre au mal, comme chacun sur cette Île sans cesse secouée par les ouragans, les famines, le progrès, l’avidité et l'incroyable sentiment de supériorité des Blancs.

  • Allègre, souffle bruyamment, les mains sur les genoux, puis se redresse. Tazieff s'est déjà mis en route, la mâchoire serrée. L'équipe s’ébroue et repart sans attendre vers Basse-Terre, laissant derrière elle cette vieille femme sauvage entourée d’esprit.

  • Marianne ne se sent appartenir à aucune des deux espèces. Elle est heureuse de ne pas faire partie des touristes, bien qu’elle soit ignorante de toutes les choses de l’île. Avant de partir, Daniel lui a dessiné la Guadeloupe sur la nappe d’un restaurant de Châteauroux. Ça ressemblait à une espèce de trèfle à deux pétales - Tu vois, là c’est la Basse-Terre. La partie montagneuse. Ensuite, tu as un petit bras de mer et l’autre côté de l’île, c’est la Grande-Terre, d’où je viens. La Grande-Terre, c’est tout plat. – Pourquoi la partie montagneuse s’appelle la Basse-Terre ? Ça devrait pas s’appeler la Haute Terre ? – J’en sais rien. Un truc de colons. Les Espagnols, ils ont vu ce qu’ils voulaient bien voir depuis leur bateau. Pourquoi ils ont appelé ça la Guadeloupe ? D’après ce que je sais, Guadeloupe, ça vient d’un mot arabe. Aucun rapport avec les Indiens qui vivaient là.

  • Le volcan s’insinua dans les maisons. Il resserra un peu les liens d’amour qui s’étaient distendus et amoindrit temporairement les rancœurs les mieux établies. Il obligea les portes à s’ouvrir et les parents à se souvenir d’autres parents perdus de vue.

  • Marianne comprend rapidement que Berthe s’avère aussi utile pour les choses du quotidien qu’un balai sans brosse. Berthe n’a jamais appris par elle-même ce que son père ne s’est pas soucié de lui inculquer : elle est incapable de dessaler les queues de cochon, elle ignore comment écailler proprement le poisson ou faire correctement sécher le linge.

  • Parfois cependant sous la pluie froide, elle s’aventure à repenser à Santarèm. Elle resserre alors le col de son manteau sur sa poitrine et se demande si la haine usée qu’elle parvient encore à ressentir est un reste d’amour.

  • Depuis son arrivée, il réapprend le paysage, bouche les trous des souvenirs. Les distilleries s’effondrent désormais en ruines rouillées au coin des chemins, les ponts de son enfance disparaissent sous la végétation, la plage a été éventrée par un promoteur immobilier. Les villes côtières se gonflent de touristes couverts d'huile bronzante. Et lui, il ne sait plus comment l'aimer, son île.

  • Les gens de Grande-Terre appellent les déplacés de Basse-Terre les « magmas ». Ils disent qu’ils puent le soufre. Une sorte de plaisanterie mâtinée de mauvaise humeur face à l’arrivée de dizaines de milliers de gens hagards qu’il faut héberger comme on peut. Une espèce de moquerie timide aussi, envers la Soufrière qui n’en finit pas de tousser comme une vieille n’arrivant pas à expectorer, tout le monde attendant, les yeux rivés sur elle, de voir la catastrophe sortir enfin de sa vieille bouche édentée.

  • Il disparaissait pendant des semaines, multipliait les conquêtes au grand contentement des voisins d’Eucate, commençait à parsemer l’île d’enfants, mais revenait toujours s’asseoir dans la case, avec son sourire et sa douceur de miel uniquement réservés à cette femme encore vaillante qui allait, d’après les décomptes et les évaluations faites par le facteur, la boulangère ou la femme d’un collègue dans le dos de Libert, sur ses cinquante ans.

  • Trois frères et sœurs d’Elias apparaissent dans la matinée. Marianne ne s’étonne plus de les voir se matérialiser chaque fois qu’un événement se produit chez Elias ; soit qu’il les ait prévenus d’une façon ou d’une autre, soit que les nouvelles aient volé jusqu’au bourg à dos de chauve-souris.

  • Elias raconte toutes sortes d’histoires à Daniel en déplaçant les bêtes, abolissant non seulement les dix-sept ans d’absence et les sept mille kilomètres de distance permanente, mais réparant aussi un peu, sans le savoir, les années d’enfance de Daniel, celles où les conversations entre père et fils étaient aussi rares qu’un repas abondant ou un éclat de rire.

  • Elle n’a jamais considéré le volcan comme une chose extérieure à sa propre vie ; le volcan fait corps avec elle, comme les cals sur ses doigts.

  • C’est peut-être ça le secret de la vie pense Marianne ; râper sans arrêt le peu qu’on a pour en faire sortir ce qu’il y a de plus délicat, de plus subtil, et s’en bâfrer comme si l’on était riche.


Biographie

Estelle-Sarah Bulle est née en 1974 à Créteil, d’un père guadeloupéen et d’une mère ayant grandi à la frontière franco-belge. Après des études à Paris et à Lyon, elle travaille pour des cabinets de Conseil puis pour différentes institutions culturelles.
Elle a reçu le prix "Stanislas du premier roman" pour son ouvrage "Là où les chiens aboient par la queue".
Bibliographie :
– Les étoiles les plus filantes
– Là où les chiens aboient par la queue
– Les fantômes d’Issa
– L’Embrasée

jeudi 7 mars 2024

Colin NIEL – Darwyne – Editions du Rouergue – ou Livre de poche 2024 -

 

 

L'histoire

Mathurine, assistante sociale à la protection de l'enfance reçoit un signalement concernant une famille qui vit dans un grand bidonville en lisière de la forêt amazonienne. Yolanda la mère, est une femme sans-papier et vit dans un cabret ces cabanons fait de zinc, et planches tout en haut de Bois-Sec. C'est une très belle femme élégante, très soignée, son intérieur est propre. Mère de deux enfants, Ladymia qui vit avec son amoureux et travaille en ville, et de Darwyne un garçon de 10 ans boitillant, elle réussit à gagner sa vie en proposant des plats qu'elle prépare, ou des marchandises qu'elle revend sur son petit stand. Mais impossible de communiquer avec l'enfant qui refuse de parler. Jhonson, le nouvel amant de sa mère déplaît fortement au garçon qui voue une adoration sans borne à cette mère. Mathurine a du mal à entrer en contact avec l'enfant, mutique, en échec scolaire. C'est lors d'une sortie dans la forêt, cette canopée qui ne cesse de repousser sans cesse l’artificialisation des sols, que Mathurine comprend combien l'enfant aime cette forêt dont il connaît tous les animaux et semble à son aise dans cet environnement sauvage.

Mais Mathurine ignore ce qui se passe réellement entre la mère et ce fils traité de « petit pian » et des « beaux- pères » qui disparaissent inexorablement. Et peu à peu les masques tombent.


Mon avis

Qu'est-ce qui fait pour moi un magnifique roman ?

La richesse des émotions, le trait d'humour, un fond social et un peu de magie. C'est tout cela que nous retrouvons dans l'envoûtant dernier roman de Colin Niel.

Envoûtant comme cette forêt qui ne veut pas se laisser dompter par l'homme et qui envahit systématiquement le petit cabret (cabanon en créole) où vivent Yolanda, son fils et son nouvel amoureux qui passe son temps à désherber.

Un roman qui marche par dualité et trialité.

Dualité des relations entre la mère et son fils : Yolanda, cette si belle femme qui s'habille avec goût, qui réussit à survivre dans le pire des bidonvilles, en essayant de donner une bonne éducation à ses enfants, entretient avec son fils, le petit Darwyne âgé de 10 ans des relations complexes voire malsaines. Darwyne qui voue une adoration quasi mystique à sa mère, et qui, handicapé, boitille, sauf dans la forêt amazonienne qu'il connaît comme sa poche. Il communique à l'aide des appeaux qu'il fabrique avec la faune dont il connait tous les spécimens et la flore abondante.

Dualité des relations aimantes entre Yolanda et sa fille aînée Ladymia qui a un emploi en ville, est fiancée et vit dans un vrai appartement tout carrelé.

Dualité entre Yolanda et ses amants, dont le dernier en date, Jhonson, le 8ème beau-père, un homme fou amoureux de cette femme mais qui n'aime pas son fils qu'il trouve bizarre et inversement. Darwyne déteste ces faux beaux-pères qui ne se comportent jamais en père pour lui, et qui ont une tendance fâcheuse à disparaître sans jamais dire au revoir.

Puis les trios s'installent : la relation à peine esquissée entre Mathurine, l'assistante sociale, Darwyne et la forêt qu'ils aiment parcourir, cette amazone qui peut être aussi effrayante que magique. Trio entre Yolanda, son actuel compagnon et Mathurine où la mère craint qu'on lui retire son fils. Trio entre Mathurine, son désir d'enfant et Darwyne auquel elle s'attache un peu trop.

Puis arrive le fantastique, sous forme d'hallucinations pour le dernier amant de la mère. Colin Niel s'ispire ici d'une vieille légende guyanaise : une créature forestière et magique bien connue des peuples d'Amazonie, Maskilili capable du bien comme du mal. On peut véritablement parler de « nature writing » tant la forêt est un traitée comme un personnage.

Le dernier trio qui clôt le livre avec brio est celui qui entraîne Yolanda, la forêt et Darwyne dans un maelstrom où il n'y a plus de retour possible.

N'oublions pas le duo est celui qui oppose les habitants de ce bidonville qui s'étend toujours, en tentant de défricher une canopée qui ne le veut pas, et la ville où les décisions ne sont pas prises, faute de moyens ou de réelle volonté politique. Après tout, dans ce « Bois Sec », ne vivent que des sans-papiers. Voilà une réflexion très en phase avec l'actualité, notamment à Mayotte, autre territoire d'outre-mer, pauvre et sans politiques à long terme.

Au delà de tout cela, il y a aussi une préoccupation écologique, la préservation de l'espace naturel et sauvage face à l'artificialisation des terres et l'espoir d'une vie en harmonie avec la nature.

Un vrai coup de cœur pour ce roman dont on ne se défait pas, tant le mystère, l'ambiance hypnotique et des personnages très travaillés nous emmène dans un voyage inoubliable. Le titre « Darwyne » n'est pas non plus choisi par hasard.



Extraits

  • Bon, Lucien, dit le maître. Dis-nous : toi, qu'est-ce que tu as écrit ? Tu veux faire quoi quand tu seras grand ? Darwyne sort de ses réflexions. La classe entière se tourne vers l'écolier interpellé, deux rangs devant lui. Lucien, un gamin grand comme s'il était déjà au collège, qui se tortille sur sa chaise, sourire aux lèvres. - Allez, dis-nous. - Pff, monsieu, pourquoi moi ?Le maître insiste, et Lucien dit enfin : - Bon, j'ai écrit... J'ai écrit CAFeieur.- Quoi ? Caféier, tu veux dire ? Mais ce n'est pas un métier, c'est un arbre, ça.- Non, non, non. CAFeieur. Tu fais la queue des heures, sous le soleil. Mon Dieu, c'est difficile. L'adulte soupire, rit un peu aussi, l'air de se demander s'il s'agit ou non d'une blague. Une autre voix s'élève spontanément, côté fenêtre. Celle de Jayden, qui clame avec fierté : - Moi, monsieur je veux être mule. - Mule ? - Oui. Transporteur international de cocaïne. Comme mon grand frère.

  • Puis il empoigne sa débroussailleuse et se dirige vers le portail automatique, la villa avec terrasse et piscine et arbres fruitiers dans son dos. Il devine que l'homme le suit du regard, rassuré de le voir quitter les lieux. Parce que les gens comme lui, les étrangers, ça va pour débroussailler son terrain, mais il ne faudrait pas qu'ils s'incrustent non plus. Il a compris ça, Jhonson, qu'ici il y a des frontières faites pour ne jamais être franchies.

  • A force, la pluie a fini par s'imposer comme une nouvelle normalité, même plus entrecoupée par la moindre éclaircie. Bois Sec s'est habitué aux vibrations des tôles au-dessus des visages abattus, au goutte à goutte sur les meubles et les lits, brèches trop coriaces pour qu'on cherche encore à les combler, à l'humidité omniprésente, bois gonflés, habits jamais vraiments secs, draps moites sur les matelas aux odeurs de moisi. On a cessé de se plaindre, désormais on se contente de préserver ce qui peut l'êre encore, réparations d'urgence en attendant la fin du déluge.

  • Jhonson boit son eau fraiche. Il en a déjà entendu parler, de cette histoire de réchauffement , mais il ne sait pas très bien quoi en penser. Ni en quoi ça les concerne, vu la chaleur qu'il fait déjà toute l'année et tous les problèmes d'argent et de papiers que les gens comme eux ont déjà sur les épaules.

  • Darwyne, il s'y connait en beaux-pères. Il lui semble, même, que sa vie d'enfant a été rythmée par ça, par le passage des hommes de la mère dans leur petit carbet. Il ne se souvient pas des noms, ou plutôt il n'a pas envie de s'en souvenir, alors dans sa tête, il leur a donné des numéros : beau-père un, beau-père deux, beau-père trois.

  • Beaucoup plus que de se faire piquer par un insecte ou un serpent, s'il y a bien un danger en forêt amazonienne c'est celui-là : se perdre.

  • Les enfants, c’est comme les arbres, finalement, il ne faut pas les laisser pousser n’importe comment.

  • Elle se dit qu'en vérité, il y a quelque chose de terrible dans cette coupure entre ces jeunes et l'immensité du monde vivant qui les entoure. Que c'est l'un des grands drames de l'humanité moderne, que plus personne ne soit capable de mettre un nom sur le moindre volatile. Que c'est cette ignorance qui pousse les humains à détruire cette part du monde qu'à présent ils appellent "nature", qui au fil des siècles leur est devenue étrangère.

  • Elle songe à ces espèces "découvertes " il y a peu par les naturalistes, plusieurs centaines au cours des dernières années, plantes, poissons, reptiles, oiseaux, un ouistiti, même, à peine un an plus tôt en pleine Amazonie. Elle pense à celles encore inconnues du monde dit "moderne", jamais observées, jamais décrites, bien plus nombreuses encore à en croire les spécialistes.

  • Dès le début, quand elle le lui a présenté, il l’a trouvé bizarre. Ce n’est pas tant ses pieds en dedans et sa manière de marcher, non, c’est autre chose. Il a l’air un peu crétin, en fait. Et sale, aussi, malgré les bains que lui impose sa mère. Toujours à traîner dans la terre, à fouiller je ne sais quoi dans les racines de cette vieille souche qu’il faudra un jour évacuer du terrain. À observer les volatiles qui viennent se poser sur les piquets du fil à linge, à faire des petits bruits pour essayer de les imiter. À tailler ses machins avec le couteau de la cuisine pendant des heures, franchement, ce ne sont pas des occupations pour un enfant de son âge. 

  • À son avis, les beaux-pères, ce sont toujours de mauvaises personnes : il y en a des plus grands que d’autres, des plus forts, des plus calmes, des qui rigolent, des qui crient, des qui jouent les gentils pour l’amadouer ou se faire mousser devant la mère, mais au fond ils sont tous pareils. Avec
    le temps et les souvenirs qui s’accumulent, Darwyne a appris à ne plus se faire d’illusion à ce sujet : il sait comment les choses commencent, et comment elles finissent. Toujours de la même manière, et plutôt mal, il lui semble. C’est un cycle qui se répète, en fait, il n’y a que le numéro qui change.Alors avec le nouveau, le numéro huit, ce sera la même chose. Darwyne en est certain.

  • Darwyne l'aime bien, cette brume-là. Il aime la regarder s'écouler comme un fleuve au ralenti, se déliter en volutes, il aime voir les oiseaux la transpercer dans leurs ébats. On dirait un voile, oui, un voile aux dimensions infinies sous lequel le monde se cache quand le jour revient le découvrir.

  • Jamais il n'irait dire cela, ni à la mère ni à personne d'autre, mais ce qu'il entend d'abord, c'est la lisière débroussaillée en train de guérir de ses blessures. Les plaies qui se referment lentement, le crissement ligneux des tissus végétaux. Et plus loin, Darwyne entend gronder la faune nocturne qui se presse derrière l'orée, il entend les oiseaux de nuit, feuler le grand ibijau, crisser la chouette à lunettes, il entend chanter les rainettes et les adénomères, il entend brailler les singes hurleurs, tout là-bas. Et ne sachant aucun de ces noms-là, ces noms couchés dans les livres des naturalistes, il les nomme à sa manière dans sa tête.

  • Quand la paroisse se répand devant la façade blanche, que s’engagent les palabres sur le bitume défoncé, rumeurs d’expulsions prochaines par les forces de l’ordre, tenues de consultations médicales gratuites par une association, Darwyne et sa mère ne s’attardent jamais. Elle n’aime pas les cancans, c’est ça l’explication. Mais Darwyne, il croit que ça a un peu à voir avec lui, avec l’allure qu’il a dans sa tenue trempée de sueur, le genre de tenue qui va très bien aux autres enfants mais à lui beaucoup moins.

  • Mon avis, c'est qu'ici les étrangers, tout le monde les déteste. Et que ce qui leur arrive, ça n'intéresse personne. Soit on est des parasites, soit on est... des fantômes.

  • C'est une séductrice, quoi. Dans sa vie, les hommes, ils apparaissent, comme par magie. Après, quand ça ne va plus, ils disparaissent totalement, terminé, elle ne veut plus en parler.

  • C’est peut-être ce qu’elle aime le plus, d’ailleurs : cette impression d’être dépassée par le monde qui l’entoure. Cette certitude que, quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle apprenne, l’Amazonie conservera sa part d’inconnu. Sa part de magie, quand tout ailleurs est devenu si rationnel et maîtrisé.

  • Toi, tu l'aimes, ta maman. Tu l'aimes beaucoup, hein? Et alors l'enfant hoche le menton, lèvres rentrées yeux grands ouverts, soudain emplis de cet amour que Mathurine vient d'évoquer. Elle en a croisé des gosses, des dizaines, des centaines, mais rarement elle a vu un attachement filial d'une telle évidence. Comme s'il venait de s'emparer de tous les traits de son visage, qu'il en débordait même, impossible à contenir.

  • Lorsque Jhonson arrive à la source, une rixe est sur le point d’éclater. C’est l’heure de pointe, trop de monde agglutiné autour du fil d’eau. A ce que lui ont raconté ses nouveaux amis, c’était pire l’année dernière, avant que la mairie ne se décide à installer des bornes-fontaines à l’autre bout du quartier. A l’époque, ici c’était le seul endroit où venir s’approvisionner, alors forcément c’était la cohue, parfois trois cents familles venaient faire la queue en fin de journée.


Biographie

Né Clamart , le 16/12/1976, Colin Niel est un romancier français, auteur de romans noirs.

Ingénieur agronome, ingénieur du génie rural et des eaux et forêts, diplômé d'études approfondies en biologie de l'évolution et écologie, il a travaillé pendant 12 ans dans la préservation de la biodiversité. Il a vécu plusieurs années en Guyane française, où il a notamment été chef de mission pour la création du parc amazonien de Guyane, mais aussi à Paris, à Lille, à Montpellier, en Guadeloupe où il fut directeur adjoint du parc national de la Guadeloupe.
Il commence à écrire à son retour de Guyane et donne vie au capitaine André Anato, un gendarme noir-marron à la recherche de ses origines, et à ses enquêtes en Amazonie française. Sa série guyanaise comprend: "Les hamacs de carton" (2012, prix Ancres noires 2014), son premier roman, "Ce qui reste en forêt" (2013, prix Sang pour Sang Polar 2014), "Obia" (2015, prix des lecteurs Quais du polar/20 Minutes 2016, prix Polar Michel Lebrun 2016) et "Sur le ciel effondré" (2018, Trophée 813 du meilleur roman francophone 2019).

En 2017, il publie "Seules les bêtes" (qui ne fait pas partie de sa série guyanaise), pour lequel il reçoit notamment le prix Landerneau Polar 2017 ainsi que le prix Polar en Séries de Quais du Polar 2017. Ce roman est adapté au cinéma par Dominik Moll en 2019, avec Denis Ménochet. En 2019, en collaboration avec le photographe Karl Joseph, paraît un album : "La Guyane du capitaine Anato".
En 2020 parait "Entre fauves", thriller choral entre désert de Namibie et vallées pyrénéennes, qui explore les relations entre hommes et grands prédateurs, et l'instinct de chasse niché en chaque être humain. Il a reçu le Prix Libraires en Seine 2021.
Colin Niel vit à Marseille, où il se consacre à l'écriture.