dimanche 12 mai 2024

Thomas KING – Les Indiens s'amusent – Editions Mémoire d'Encrier - 2024

 

 

L'histoire

Bird et Mimi, couple d'indiens vivant près de Toronto partent en voyage à Prague. Leur mission est de retrouver ce qui est advenu de leur ancêtre Leroy et surtout de sa fameuse bourse à médecine, dite de la Corneille. Un voyage désopilant en Europe, où le couple se chamaille bien plus que d'assumer sa mission.


Mon avis

Bird et Mimi sont un vieux couple d'indiens rattaché à la tribu des Pieds-Noirs. Leurs deux enfants ont un bon job et cela laisse le temps à ces deux héros attachants de voyager en Europe. Avec une mission (mandatée par la mère intrusive de Mimi) : celle de retrouver la trace de leurs ancêtres communs, un certain Leroy qui serait parti pour l'Europe, en emportant avec lui la bourse-médecine sacrée « La Corneille ». Direction Prague, une drôle de ville pour Bird qui trouve les voyages harassants et préfère son home sweet home. De plus, Bird est malade, diabétique et affublé par sa femmes de gentils surnom pour définir sa personnalité : Eugène qui ne se maîtrise pas, les jumeaux Dédé sont des dépressifs, Ira est combative mais Kitty s'attend toujours au pire. Pas facile de vivre avec tant d'entités en soit !

Ce road movie dans la capitale tchèque est aussi hilarant que possible ! Non seulement nous faisons une visite très particulière, impulsée par Mimi, bon appétit, amatrice de grasses matinées et taquine envers son conjoint. Bird qui nous raconte l'histoire est un tantinet hypocondriaque ce qui met sa douce dans tous ces états, alors qu'il est plutôt en bonne forme.

Mais à travers ce voyage, c'est aussi le sort des Amérindiens qui est très subtilement analysés. Combattus, puis parqués dans des réserves (que ce soit au Canada ou aux USA), leur affranchissement a été un long parcours d'obstacles et de défiance vis-à-vis des colons. Et de la colonisation en général, la mémoire indienne qui semble s'effacer face aux nouveaux modes de vie. Le tout est amené avec beaucoup de dérision.

Pourtant ils sont fiers nos deux tourtereaux. Si Bird se rappelle les voyages passés, toujours dans le même but, Mimi ne pense qu'à visiter toute la ville, guide touristique en mains et trouver des restos (souvent des pizzerias, la mondialisation a fait son œuvre). Bird est discret et se remémore par ces nuits d'un été trop chaud ses souvenirs d'enfance, mais l'auteur ne perd jamais son histoire, dans un style sans superflu et surtout très amusant ce qui en fait un régal de lecture. Page turner à souhait, vous allez passer un très bon moment avec ces deux là que vous n'oublierez pas de sitôt.


Extraits

  • A première vue, le système est irréprochable. Les gens donnent des vêtements à un organisme de charité, qui les vend dans ses magasins. Les profits servent à aider des dans le besoin. Si les choses étaient aussi simples, ce serait formidables. Et ça se saurait. Car voilà : les organismes de charité reçoivent plus de vêtements qu’ils n’en peuvent vendre et certains d’entre eux sont invendables de toute façon. Sur les tonnes de fringues que la population compatissante leur envoie, ils ne peuvent en écouler qu’une infime fraction. Les autres ? Envoyées dans les pays en développement : Inde, Kenya, Chili, Tunisie.

  • Les voyages nous permettent d'engranger de nouvelles aventures, de récolter des anecdotes à raconter aux proches et aux amis. Le hic, c'est que tout le monde de fiche des anecdotes de voyage qui ne comportent pas une généreuse part de drame. Il faut que l'adversité se dresse sur le chemin des voyageurs, qu'ils survivent de justesse au désastre. Votre voyage en Turquie s'est passé comme un charme ? L'avion a décollé à l'heure, vous avez dormi dans une chambre ravissante avec vue sur Sainte-Sophie, avez mangé comme des dieux, et pour pas cher, tout le monde parlait couramment l'anglais, et ni les gens du cru, ni la police, ni les autres touristes ne vous ont importunés ou détroussés. Aucun intérêt.

  • Le médecin britannique m'a parlé de mes analyses sanguines et de l'échographie. Je ne l'écoutais pas, je l'avoue. Je pensais à tout ce que je voulais faire du temps qu'il me restait. Face à la crainte d'une mauvaise nouvelle, le sang vous caille dans les veines. Enfin, c'est une image... On n'est pas mort, mais c'est tout comme. Je redoutais que le médecin m'annonce ma fin prochaine, et je trouvais ça tuant.

  • Depuis toujours, je me demande si les médecins, à l'instar des politiciens, croient vraiment les mensonges qu'ils profèrent. Se faire enfoncer un tuyau dans le nez, c'est atrocement douloureux. Ca fait mal quand ça rentre et ça refait mal quand ça ressort.

  • Sous le soleil de plomb, la ville semblait être tout droit sortie d'une forge, puis aplatie sur l'enclume. Le genre de patelin où les gens vivent devant leur frigo grand ouvert, où les chiens fondent sur les trottoirs.

  • J'ai des nouvelles pour vous ! poursuit Oz. Ni bonnes ni mauvaises... Comme vous dites dans votre langue : "Pas de nouvelles, bonnes nouvelles !" C'est pour inciter les gens à rester des imbéciles heureux ?

  • Tu veux constituer un sac-médecine dans un étui en nylon avec une fermeture éclair ?

  • Comble de malheur, nous avons laissé nos romans à l'hôtel. Au Canada, quand nous allons au restaurant, nous emportons toujours des livres pour patienter en attendant les plats. Et voilà que nous pourrions bien être obligés de nous parler.

  • Je ne pense pas que j'aimerais mourir à Prague, mais pourquoi pas? Ce n'est certainement pas plus mal ici qu'ailleurs. La ville a du vécu, un long passé, de la dignité. Ce serait bien mieux que d'agoniser sur un lit de plastique dans un hôpital de Toronto, branché à un moniteur annonçant le décompte des derniers battements cardiaques. Mourir ici, ça aurait de la gueule. Dans un petit hôtel donnant sur la Vltava. À regarder le pont Charles.


Biographie

Né à Sacramento, Californie , le 29/04/1943, Thomas King est un romancier, essayiste et et un animateur de télévision. Il est de descendance cherokee, grecque et allemande.
Il a fait des études de littérature à l'Université de Californie à Chico, et il a obtenu son doctorat en littérature anglaise à l'Université de Utah. Pendant quelques années, il a participé au programme des études autochtones américaines de l'Université de Minnesota.
Il a travaillé comme photojournaliste en Australie avant de s'établir au Canada en 1980. Professeur d'anglais à l'Université de Guelph, il habite à Guelph en Ontario.
Thomas King a écrit des romans, des nouvelles, des livres destinés aux enfants, des essais et des poèmes. Il est le créateur d'une émission de radio appelée The Dead Dog Cafe Comedy Hour, une série sur CBC Radio One.
Pour son œuvre littéraire, Thomas King a reçu le Prix National d'excellence décerné aux Autochtones en 2003 et l'Ordre du Canada en 2004. Il a remporté le prix du Gouverneur général 2014 pour son roman "The Back of the Turtle", traduit en français sous le titre "La Femme tombée du ciel".

Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Thomas_King_(%C3%A9crivain)

 

 

mardi 7 mai 2024

Pierre TIERZAN – Cela fait longtemps qu'on ne s'est jamais connu – Editions Quidam 2021 -

 

 

L'histoire

Pierre Tierzan nous raconte son année à Montréal, ou il fut animateur intérimaire pour les enfants dans les nombreuses garderies du Québec.


Mon avis

Voilà un livre charmant et tout mignon, qui laisse la parole aux enfants (entre 2 et 7 ans). Pierre Tierzan part vivre un an avec sa femme québécoise à Montréal. Jeune auteur, il lui fait quand même un job pour vivre. Il s'inscrit alors dans une agence d'intérim chargé des trouvés des remplaçants aux animatrices ou animateurs des nombreuses garderies de Montréal, qui accueillent des enfants de 2 à 7 ans, que ce soit sous forme de crèche ou d'endroit où les parents qui travaillent peuvent laisser leurs enfants les jours sans école.

Hors souvent, il s'agit d'enfants des quartiers pauvres, dont les parents sont soit en difficulté sociale, soit dans des métiers aux horaires décalés ou des métiers difficiles.

Le récit est entrecoupé par les bons mots des enfants, et Pierre en a vu défiler. Entre les chamailleries, les activités de plein air, le parler canadien, et aussi l'impression que les canadiens n'apprécient pas tant que cela les français d'origine (un peu trop donneurs de leçons), Pierre noue des liens attachants avec tous ces gosses, dont certains ont déjà un sacré caractère.

Le texte est entrecoupé entre chaque petit chapitre des citations des enfants, vous savez les bons mots que sortent les petits et qu'on raconte dans chaque famille, devant le génie de sa progéniture !

Mais il pointe aussi du doigt des adultes dépassés, le manque chronique de personnel, les tâches ingrates. Mais le tout est sous le joug de la bonne humeur, de la joie que l'on a devant ces petits impertinents ou timides, joueurs, bagarreurs, philosophes à leurs heures. On rit beaucoup, sans oublier l'immense tendresse de l'auteur, face à ces petits, qu'il apprend à connaître et à aimer, et c'est bien réciproque. Les portraits de nos chères têtes blondes, brunes, rousses, métissées en tout cas sont particulièrement réussis, les bons mots et « l'imitation » des adultes très bien restitué. Voilà un livre qui nous rappelle notre enfance mais aussi notre part d'enfants en nous.

Une lecture facile, des plus réjouissantes. On en redemanderait encore !


Extraits

  • J’aime quand tu m’appelles Pierre, Gaëtan. Et j’aime quand tu me dis « bon matin ». On n’a pas ça chez nous, « bon matin ». C’est pour ça qu’on a des matins de merde. La bonne humeur québecoise, c’est quelque chose. C’est bien plus qu’une curiosité touristique. C’est un impératif moral, quasi religieux, un truc de pionnier. « Le cœur vaillant et débonnaire de notre peuple » m’a dit le daron de ma blonde, la première fois que je l’ai rencontré. Ça fout la pression. Tu te sens tout petit tout laid avec ta grosse massue plaintive. Souvent je me paie le soupir-massue, celui qui me caresse le plexus, qui m’aide à me sentir en vie. Quand y a plus de beurre, quand le recyclage déborde. Raaaa. Je jette mon grand vent froid sur la cuisine et ses habitants. Ma femme, ça la révolte. Elle me demande si je viens d’apprendre que j’ai le cancer. Elle veut me faire mal, la bitch. Elle trouve ça laid. Elle a pas tort. Faut tenir debout, question de culture. Avec leur « Bon matin », c’est radical, t’as l’impression de mettre le pied dans une comédie musicale. Tout devient rose et vert pastel et les décors se mettent à bouger. histoire était meilleure.

  • Nous avons été coupés par la Ministère. Nous n’avons plus de accounting pour le moment. – Comptable. – Oui… Dézoulé, it’s absolute chaos right now. –
    C’est pas grave. – Mais tu seras payé, don’t worry. Est-ce que tu es prévenu pour le bilingual daycare, Pierre ?– Ah ? C’est bilingue ?– Yes, of course. Do you… speak english ?– A litteul…– A little ?– Bit. A litteul bit. Un silence. Rebecca hausse les sourcils, découragée. – Tu peux parler le français si tu incommodes, les enfants peuvent switcher. Ça fait longue temps que tu travailles comme un remplaçant, Pierre ?– Non. Pas du tout. C’est mon premier jour.Nouveau silence. Rebecca écarquille les yeux, et se fige.– Ta première jour ? Ever ? And they send you here ? – Oui, pourquoi ? – Because… it’s fucking hell ! Elle rit à gorge déployée. Un rire de Nord-Américaine. Une explosion dans le couloir. La chevelure rousse qui frissonne et tout et tout.– My gosh, j’ai la pression qu’ils envoient ici toutes leurs nouveaux pour voir s’ils sont queupables. You know… « If you can make it here, you can make it anywhere… » Des années de rires frénétiques et d’emmerdements. Rebecca a la quarantaine, une voix nasillarde de chanteuse country, petite, avec une grosse tête à tignasse, une taille de guêpe et des fesses très larges. On dirait qu’elle a été assemblée au hasard, par un enfant de la garderie, comme une Madame Patate. Elle ramasse une botte rouge qui traîne et la met dans le casier de « JULIETTE ». Ça sent le pâté chinois, le hachis parmentier québecois, avec du maïs dedans. Le détergent, aussi. Le café filtre. Moi je me sens grand et mou, à la suivre dans le couloir comme Averell. Intrus. Naïf. Nouveau. C’est ça, la réalité du remplaçant : tu seras toujours nouveau, tout le temps, partout. Ce sera toujours ta première journée, à ta nouvelle job, comme ils disent.
    Soudain, Rebecca s’arrête devant une grande vitre. Un tableau animé. Ultra coloré. Lumineux. Le voici : le local. Mon bocal. Des plantes, du sable, de l’eau, des livres, des maracas, des matelas bleus, de la pâte à modeler, des costumes brillants, des blocs de bois, des petites chaises, des petites maisons, des petits ustensiles et, propulsés par une force surnaturelle, des petits corps, aléatoires, exponentiels, une houle de cheveux, de doigts, de morve, DES ENFANTS PARTOUT.

  • Lauren est forte. Elle s’en bat les couilles. Comme on dit. Elle me fascine. J’essaie de ne pas trop le montrer, mais je bois ses paroles comme un petit chevreuil au ruisseau. Elle parle sans chuchoter. Sans craindre que les enfants se réveillent. Elle m’explique que leur programme mise sur la fierté et la créativité engendrées par la connaissance des croyances collectives traditionnelles autochtones. La personnalité de l’enfant est conçue comme partie d’un tout (conception holistique), et non une fin en soi. (…) Les enfants ronflent. Ils sont en sécurité. Lauren les protège. Lauren a confiance en l’avenir. Moi aussi. D’un coup. J’ai confiance en Lauren.

  • C'est pas si pire, finalement. C'est même le fun, parfois. J'aime les enfants. L'enfer, c'est les adultes. Les enfants, d'où qu'ils viennent, sont des enfants. Les adultes, d'où qu'ils viennent, sont comme moi. Consommateurs moroses, citoyens désespérés.

  • Zoé, est-ce qu’on a le droit de crier à la garderie? -C’est pas moi qui a crié. C’est ma tête.

  • Personne n’ose le dire, mais les enfants, en vrai, c’est une bande skins dans une ruelle. Tu te fais marave.

  • Je m’acclimate. Par exemple, je m’habitue petit à petit aux prénoms à la con. Olivia-Juliette ? Brandon Junior ? Jean-Léon ? Logan ? Je croyais que c’était un nom de bagnole ? Ici les gens décident tout à coup de réinventer l’orthographe d’un prénom : Aimyle. Ah ? Ok. Enchanté. Moi c’est Pillaire.

  • A Saint-Michel, les enfants circonspects regardent leur assiette. - C'est du poulet? - On dirait du vomi. - Dans notre ventre, il fait noir. - Rouge et noir.- Dans notre ventre, y a des petits bébés.- Y'a des petits bébés et du vomi. - Mon grand-papa il a mangé trop de médicaments alors il a vomi du caca.


Biographie

Né en 1979, Dramaturge et metteur en scène, Pierre Terzian signe avec Crevasse son premier roman, il vit entre la France et le Québec.
Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Terzian

Son site : https://www.pierreterzian.com/


dimanche 5 mai 2024

Alicia ZENITER – Je suis une fille sans histoires – Éditions de l'Arche 2021

 


L'histoire

Quelle est la place que l’on accorde aux romans ou aux films à la place. Souvent cantonnée à des rôles secondaires, à être la complice du héros, il y a encore peu de temps, la littérature et les œuvres de fiction laissaient la place aux hommes. Une histoire revue et corrigée de la fiction à travers les âges.


Mon avis

Avec ce petit ouvrage de 96 pages sans compter les références bibliographiques citées dans le texte, A. Zeniter nous retrace la place de la femme dans l'histoire, ou comment le récit modifie notre perception de la femme.

Cela commence avec homo sapiens à peine sorti de sa coquille. Au début, notre lointain ancêtre était un cueilleur (pour se nourrir), puis il est devenu « chasseur cueilleur ». Le mot chasseur implique l'homme et sa force, mais aussi des outils très virils : lances, massues. L'histoire ne nous dit pas si des femmes étaient aussi des chasseresses, et il était fort possible qu'elles le soient, comme les lionnes qui chassent alors que le roi lion roupille au soleil dans la savane.

De même les héros grecs sont masculins : Ulysse parcourt un monde fantasmagorique pendant que sa femme Pénélope travaille à sa tapisserie. Certes il croise des femmes, des méchantes ou des amoureuses sans succès, mais il reste le héros incontestable de l'Odyssée. Que des pharaonnes aient régné sur l’Égypte est oublié des livres d'histoire, ce n'est qu'un détail, Cléopâtre est une héroïne tragique, trahie par deux hommes qu'elle aime et son destin est écourté, la reléguant à un mythe dont le cinéma s'empare pour stariser une Élisabeth Taylor à l'apogée de sa beauté mais aussi faire découvrir celui qui sera par deux fois son mari, Richard Burton, sorte de « Marlon Brando » à la virilité assumée.

Où sont les héroïnes dans les bandes dessinées de notre enfance ? Tintin reste un gamin solitaire, ayant pour amis (on parle aussi d'adjuvants, des personnages qui vont entouré le héros) des hommes. Comme on va parler des opposants, les méchants de l'histoire. Astérix et Obélisque forment un couple de potes inséparables, la stroumpfette bleue est la seule femme pour tout un bloc de stroumpfs. Dans le cinéma, la femme est starisée pour sa beauté, mais James Bond agit seul, avec toujours une jolie minette (soit amie, soit ennemie) à ces cotés. Dans la saga Star Wars du début, seule Natalie Portmann aux tenues les plus folles, puis sa fille la princesse Leïla se battent avec deux jedi, mais rarement en autonomie.

Livré sous forme de dialogue avec le lecteur, l'ouvrage est assez érudit car il nous montre aussi l'intervention des philosophes, et une histoire de l'écriture (que ce soit un roman ou un scénario), ce qui peut être aussi un guide précieux pour celles et ceux qui veulent se mettre à écrire.

Mais heureusement, les temps changent. De plus en plus les jeunes auteurs et autrices créent des personnages féminins centraux, que ce soit avec la Turtle de Gabriel Tallent qui a ouvert la voie avec « My absolute darling », à Betty de Tiffany Mc Daniels ou les sœurs de Jean Hegland (Dans la forêt), puis des femmes détectives, aussi géniales que Sherlock Holmes. N'oublions pas non plus Carson Mc Cullers qui donne le rôle principal à Mick, la jeune fille du « cœur est un chasseur solitaire ».

Ouvrage à avoir dans sa bibliothèque je pense, tant il est riche d’enseignement et de schémas dessinés pour mieux nous faire comprendre les ressorts d'un récit.


Extraits

  • Ursula Le Guin se demande comment notre civilisation de chasseurs-cueilleurs a pu devenir le berceau de récits qui ne parlent que de chasseurs. Elle met en balance le fait que la viande occupait une part minime de l'alimentation (entre 65 et 80 % de la nourriture des humains était cueillie) et la place énorme occupée sur les parois des grottes et dans les esprits. Ce n'est pas parce que la viande était cruciale que les chasseurs se sont imposés, c'est parce que leur histoire était meilleure.

  • Si les récits peuvent élever des ponts entre des sous-mondes, ils peuvent aussi monter des murs, peut-être ? Dans un des romans d'Eco, il y a un personnage qui demande : « Qui pensons-nous être, nous pour qui Hamlet est plus réel que notre concierge ? » C'est une bonne question, non ? Qui pensons-nous être ? Nous pour qui Jon Snow est plus émouvant que le cheminot en grève...

  • Dans une grande partie de la production cinématographique américaine récente, l'adjuvant est le fameux « Black Best Friend » : un personnage intelligent, drôle, cool mais sans buts qui lui appartiennent en propre, à part aider le sujet (et montrer que celui-ci n'est pas raciste). Dans la chasse au mammouth, il aidera à creuser la fosse dans laquelle attendre l'animal et il se peut même qu'il fournisse les lances. Sans enjeux personnels, le BBF pourra facilement mourir au point culminant (écrasé par le mammouth), suscitant ainsi une émotion considérable mais sans perturber la quête (sa mort viendra même en renforcer l'importance car le héros fait désormais de la chasse au mammouth une revanche obsédante). Même un dessin animé où les humains existent très peu, comme Shrek, a reproduit cette division des rôles puisque l'âne (adjuvant) qui accompagne l'ogre (sujet) est doublé par un acteur noir : Eddie Murphy dans la version originale et Med Hondo dans la version française. Fin de la parenthèse.

  • Moi je n'ai jamais pleuré sur Anna Karénine: elle m'agace. Pour ceux qui ne connaissent pas l'histoire, c'est une femme mariée qui tombe amoureuse d'un autre homme et qui se jette sous un train. A ne pas confondre avec Madame Bovary qui est une femme mariée amoureuse d'un autre homme et qui s'empoisonne. A ne pas confondre, non plus, avec la Princesse de Clèves qui est une femme mariée qui tombe amoureuse d'un autre homme et puis son mari meurt alors elle pourrait épouser l'autre homme mais non, elle entre au couvent pour mourir socialement. Clairement, pour les récits de femmes-qui-font-des-trucs, on n'est pas encore tout à fait au point...

  • Parce qu'on se raconte tous des histoires, tout le temps. Et on en écoute, lit ou reçoit en permanence aussi. En réalité, nous sommes pétris de mises en récit que nous ne détectons même plus. Nous avançons sur des lignes de textes là où nous croyons voir du réel, là où nous pensons que nous avons les deux pieds bien plantés dans les faits...

  • Peut-être que nous sommes pris en permanence dans une lutte textuelle. Auquel cas, la sémiologie, la narratologie ou la linguistique devraient être considérées comme des outils de première nécessité pour analyser les énoncés qui nous entourent.

  • La Poétique (Aristote), c'est un excellent moyen de comprendre quelle est la forme de récit sur laquelle se sont basées nos sociétés occidentales. Et, par ailleurs, en la relisant pour les besoins de ce livre, je me suis dit qu'Aristote ressemblait à une version démoniaque et dictatoriale de moi quand je donne un
    atelier d'écriture.

  • Donc, on peut rire du sexisme d'Aristote mais je préfère ne pas oublier que nos formes de récits actuelles en ont hérité. Une bonne histoire, aujourd'hui encore, c'est souvent l'histoire d'un mec qui fait des trucs. Et si ça peut être un peu violent, si ça peut inclure de la viande, une carabine et des lances, c'est mieux.

  • Je parle beaucoup de Sherlock Holmes. Il y a une raison très simple à ces répétitions : je suis amoureuse de lui. A un moment de ma vie de lectrice, j'ai quitté Enjolras pour lui, en quelque sorte, même si aucun des deux ne le sait. C'est évidemment un des gros avantages des relations amoureuses avec des personnages fictifs. Elle ont aussi leurs inconvénients.

  • C'est la force du roman, il nous arrache aux coordonnées d'une existence qui nous ont été attribuées arbitrairement à la naissance : tu seras femme, française, fille d'immigré. D'accord. Et quand j'étais au collège, ma mère m'a prêté ses livres des Rougon-Macquart et j'ai été tour à tour mineur de fond, vendeuse dans un grand magasin, banquier et paysanne.

  • Et si je tends l'oreille, il y a parmi les bruits du vent des histoires qui, un temps, ont été jamais-dites mais qui ont fini par venir a la parole. Parce que Toni Morrison. Parce que Maya Angelou, Monique Wittig. Parce que Maryse Condé, Sarah Kane, Virginie Despentes, Léonora Miano, Zoe Leonard, Rosa Montero, Zadie Smith, Anne Carson, Chimamanda Ngozie Adichie...
    Leurs noms et leurs voix, un peu partout au milieu des arbres, une assemblée de Guérillères, comme une autre forêt, mouvante, que je peux emporter avec moi sur le chemin du retour...



Biographie

Née à Clamart , le 07/09/1986, Alice Zeniter est une romancière, dramaturge et metteur en scène française.
Née d'un père algérien et d'une mère française, elle est entrée à la Sorbonne Nouvelle en même temps qu'à l’École Normale Supérieure (Ulm). Elle a suivi un master d’études théâtrales, suivi de trois ans de thèse durant lesquels elle a enseigné aux étudiants de la licence. Elle est partie en 2013, sans mener à bien son doctorat, pour se consacrer uniquement à ses activités artistiques.

Elle a vécu trois ans à Budapest où elle enseigne le français. Elle y est également assistante-stagiaire à la mise en scène dans la compagnie théâtrale Kreatakor du metteur en scène Arpad Schilling. Puis elle collabore à plusieurs mises en scène de la compagnie théâtrale Pandora, et travaille en 2013 comme dramaturge pour la compagnie Kobal't.

Alice Zeniter a publié son premier roman, "Deux moins un égal zéro" (Éditions du Petit Véhicule, 2003), à 16 ans. Son second roman, "Jusque dans nos bras", publié en 2010, chez Albin Michel, a été récompensé par le Prix littéraire de la Porte Dorée puis par le Prix de la Fondation Laurence Trân.
En janvier 2013, elle publie "Sombre dimanche", qui décrit la vie d'une famille hongroise et reçoit le prix du Livre Inter ainsi que le prix des lecteurs de l’express et le prix de la Closerie des Lilas. Elle publie "Juste avant l'oubli" en 2015. Il obtient le Prix Renaudot des Lycéens 2015.

Son roman, "L'Art de perdre" (2017), qui retrace, sur trois générations, la vie d'une famille entre la France et l'Algérie, a reçu de nombreux prix littéraires, dont le Prix Goncourt des lycéens.
Elle est dramaturge et metteuse en scène
Alice Zeniter écrit aussi pour le théâtre dont "Spécimens humains avec monstres" (2011), lauréat de l'aide à la création du CnT, "Un ours, of course ! ", spectacle musical jeunesse paru chez Actes Sud en 2015, "Hansel et Gretel, le début de la faim" (2018).

Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Alice_Zeniter

Sa page Facebook : https://www.facebook.com/AliceZeniter/


vendredi 3 mai 2024

Claire FULLER – L'été des oranges amères – Livre de Poche - 2021


  

 

L'histoire

Frances Jellico vient de perdre sa mère ? Nous sommes à Londres, en 1979. Cette femme, un peu trop enrobée a vécu toute sa vie auprès de sa mère, et a soigné celle-ci durant de nombreuses années. Sorte de vieille fille, mal habillée, elle se voit proposé un travail par un américain qui vient d'acheter une propriété dans la campagne anglaise. Elle est chargée d'évaluer l'état des jardins et de donner un avis général sur la propriété, qui fut autrefois une belle demeure. Sur place, il y a déjà deux autres personnes, un couple Peter (chargé d'estimer les biens de valeurs) et son étrange jeune femme Cara. Très vite, une amitié se noue et Frances devient la confidente de Cara qui invente sa vie. Elle est aussi très attirée par Peter, elle qui n'a jamais connu de grand amour. Mais un trio n'est jamais bon et le drame arrive.


Mon avis

Voilà un polar psychologique qui mêle un peu de nature writing aux émotions des personnages atypiques.

Nous avons Frances qui raconte l'histoire. Elle est très malade et n'en a plus pour très longtemps à vivre, mais elle se souvient de la période où sa vie a basculé. Élevée strictement par une mère autoritaire, Frances s'est occupée d'elle jusqu'à son décès. Pas très riche, elle vend doit vendre la petite maison en banlieue proche à Londres. Ayant des notions d'architecture paysagère, elle trouve un travail. Expertiser pour le compte d'un promoteur américain une vieille demeure dans la campagne anglaise. Cette demeure, presque un personnage principal, est dans un état d'abandon, la végétation a poussé follement, les murs tombent en miettes, et l'espoir de trouver un pont palladien (pont en marbre richement décoré) s'amenuise. Solitaire, Frances s'installe dans les combles, dans une petite chambre, juste meublée d'un lit de camp et d'un meuble de rangement mais d'une jolie salle de bains. En faisant tomber une boucle d'oreille, elle décolle une latte et découvre un judas qui lui permet d'observer le couple qui vit en dessous.

Un couple étrange composé de Peter, chargé d'estimer la valeur du mobilier, et de sa jeune femme Cara. Le couple semble passer son temps à se disputer puis de réconcilier. Assez solitaire, petit à petit Frances, un peu réticente au départ et gênée par son physique ingrat, une amitié se noue. Peter, un homme de son âge semble pragmatique, rassurant tandis que sa femme Cara est franchement caractérielle. Mais elle voit en Frances l'amie idéale pour raconter sa vie. Une vie qu'elle s'invente et qui varie selon son humeur. Ainsi elle aurait eu un enfant sans avoir couché avec personne, enfin qui est décédé lors d'un naufrage dans une balade en bateau. Ce que dément Peter en rétablissant la vérité, même si Frances ne comprend pas bien que cette jolie femme est en fait totalement déséquilibrée psychiquement. Pourtant les soirées arrosées, les longues promenades dans cette propriété envahie par la végétation qui si elle est abondante n'est pas tendre pour les jambes. Orties, chardons, herbes folles et desséchées, fleurs pourrissantes, vase, il faut se frayer des chemins à l'aide du couteau de Frances ou de bâtons. La maison est aussi en piteux état, gravas, papiers peints arrachés, il faut dire qu'elle avait été réquisitionnée pendant la deuxième guerre mondiale par un régiment de soldats peu précautionneux.

Petit à petit, Peter semble se rapprocher de Frances, qui est convaincue qu'il est amoureux d'elle, femme moins séduisante que Cara, mais solide et fiable.

Les trios ne marchent jamais. Au bout d'un moment, cela devient invivable, c'est un ressort psychologique courant (je parle de trios qui cohabitent ne serait-ce que quelques mois).

Et c'est sur cette psychologie que le drame arrive. Avec deux très beaux portraits de femmes, qui semblent opposées mais qui finalement se ressemblent. Non pas physiquement mais mentalement. Cara s'enfonce dans des mensonges et hurle quand son mari tente de la recadrer, ou disparaît quelques heures, pour mieux se réconcilier. Frances se persuade que Peter est tombé amoureux d'elle, sans voir que le pasteur du village à 2 km de là est lui vraiment amoureux d'elle.

L'ambiance alterne entre les bons moments passés ensemble à boire pas mal de vins, aux promenades mais à contrario la tension monte, dans cet environnement totalement invivable, où Frances note des phénomènes curieux,, une souris morte retrouvée sur sa fenêtre, des bruits étranges et même comme une présence (on se doute bien que tout ceci n'est pas fortuit mais émane sûrement de Cara qui considère Frances comme une mère de substitution, mais inconsciemment la voit comme une rivale. Très page turner, une histoire pas banale qui a séduit la critique. Mais personnellement, j'ai trouvé un peu fastidieuse ces descriptions de plantes, et ce coté « nature writing » que j'adore pourtant est ici un peu redondant et n'apporte rien à l'intrigue.



Extraits

  • Au bout des champs, le chemin s’élargissait mais s’obscurcissait en même temps, sous une rangée d’ifs inclinés vers l’intérieur au point que leurs branches s’entrelaçaient au- dessus de ma tête telle une arche nuptiale sous laquelle j’avançais , fiancée sans promis .
    De part et d’autre de la route , les berges remontaient le long de la route ,la terre marquée, usée, dénudant les os bruns des racines des arbres. 

  • Jamais je n'avais songé à ce dont les gens pouvaient bien avoir l'air sous leurs habits ou la complexité de leurs vies qui paraissaient si simples et si parfaites de l'extérieur.

  • C’était nouveau et choquant, en 1969, cette manière de prendre les gens dans ses bras qu’avait Cara. Je sais qu’aujourd’hui les gens font ça tout le temps ; je les vois faire ici parfois, quand une fille vient prendre son service et que l’autre s’en va. Des femmes qui s’enlacent, des femmes qui enlacent des hommes, des hommes qui enlacent des femmes : je me demande comment ils arrivent à anticiper le geste. Quel mouvement imperceptible, quel élément de langage corporel que j’ai toujours manqué, le leur indique, les prévient qu’ils sont sur le point de se prendre dans les bras ? Est-ce que les hommes enlacent les hommes aussi ? Ici, je n’ai personne à enlacer, et personne ne vient m’enlacer. 

  • Son histoire n’aurait été que souvenir et imagination si je n’avais pas été là pour l’entendre ; inconnue et inédite, pareille à un livre dans lecteur.

  • Comment cet arbre a-t-il survécu sans personne pour en prendre soin ?..."Il s'est débrouillé, dit-elle. Tout ce qui vit trouve un moyen de survivre, tant qu'on ne l'en empêche pas.

  • Je n’ai jamais aimé le fracas, les insultes ; j’ai toujours préféré le calme des bibliothèques, à l’époque personne n’avait jamais élevé la voix sur moi, pas même Mère, c’était une chose inconnue, même si depuis, les choses ont bien changé.

  • Avant tout, j'étais son auditoire, son public. Et elle avait besoin d'un public, même si ce n'était que moi, assise sur les gradins, la bouche ouverte durant la majeure partie de son numéro. Son histoire n'aurait été que souvenir et imagination si je n'avais pas été là pour l'entendre ; inconnue et inédite, pareille à un livre sans lecteur. Mon second rôle s'opérait depuis les coulisses : souffleur.

  • Les images se mettent à affluer, se superposent les unes aux autres. J'abandonne alors toute idée de chronologie et me laisse aller au ressac de la mémoire, à ses vagues montantes et descendantes.

  • Les plus malchanceux d’entre nous atterrissent dans un livre d’histoire, mais même là ce n’est plus eux, c’est une version revisitée, l’interprétation de quelqu’un d’autre. Ce n’est jamais toute l’histoire. Ce que nous sommes ne demeure nulle part ailleurs que dans nos esprits et dans les mémoires de ceux qui nous ont aimés. 

  • Les pieds nus de Cara remuaient sur les cuisses de Cupidon, d’une main elle s’agrippait à la robe d’une femme en pierre comme si elle tentait de la lui arracher, et de l’autre elle tenait une paire de ballerines plates. Songeant aux dégâts supplémentaires qu’elle pourrait causer au marbre déjà blessé, écaillé, je grimaçai.

  • Les femmes ici évoluent dans un sens ou l’autre : fâchées et provocatrices, ou accommodantes et dociles. Étonnamment, vu la personne que j’ai été durant les trente-neuf premières années de ma vie, je refuse d’être docile. Une vieille chouette malcommode. Oui.

  • J’ai une fois entendu quelqu’un dire qu’avec l’âge on est censé se sentir plus à l’aise dans son corps, devenir plus indulgent vis-à-vis de ses plis et replis, c’est faux. Autrefois j’étais grosse, « voluptueuse », a dit Peter un jour. Désormais la chair a fondu mais la peau demeure et je gis dans une flaque de moi-même. Je ferme les yeux et tourne la tête vers la fenêtre ; sous mes paupières, du rose garance. J’y retourne.


Biographie

Née dans l' Oxfordshire en 1967, Claire Fuller a étudié la sculpture (Winchester School of Art) avant de commencer une carrière dans le marketing.
Son premier roman Les Jours infinis' (Our Endless Numbered Days) parait en 2015, suivi de Un Mariage Anglais (Swimming Lessons) en 2017. Claire Fuller vit à Winchester.

Son site : https://clairefuller.co.uk/




mercredi 1 mai 2024

Joseph INCARDONA – Stella et l'Amérique – Editions FINITUDE – 2024

 

L'histoire

Stella, une jeune prostituée, a un don miraculeux. Elle guérit des malades incurables juste en couchant avec eux. Un don qu'elle n'a pas demandé, elle qui vit en compagnie d'une troupe d'un petit cirque un peu miteux il faut bien le dire. Mais sa réputation commence à s'étendre et atteint les pieuses oreilles du Vatican. Une sainte d'accord, mais le modus operandi est totalement inconcevable. Aussi lors d'une réunion des cardinaux, il s'agit de faire basculer la sainte à martyre, autrement dit la tuer. La mission est confiée au cardinal américain Carter, qui rêve d'être pape un jour. Et il confie la mission à une agence tenue par une femme qui envoie illico ces deux meilleurs tueurs sur le coup. Mais c'est sans compter sur l'aide que reçoit notre jeune sainte, dans un road movie totalement déjanté !


Mon avis

Joseph Incardona, plutôt réputé pour ses analyses de nos sociétés a décidé de s'amuser et de nous faire plaisir aussi, dans ce petit livre de 210 pages. Totalement hilarant, on se croirait dans un film de Tarantino ou des frères Cohen. A la fois polar et road movie, vous allez croiser des drôles de personnages. Hormis Stella qui ne comprend pas du tout pourquoi elle a ce don, alors qu'elle vivait très bien dans sa petite caravane, avec ses amis circassiens, vous allez croiser dans un inventaire à la Prévert : un prêtre qui est un ancien de l'US Navy et qui vole au secours de la jeune fille, deux frères tueurs dont l'un est féru de philosophie, aussi stupides que méchants, une patronne d'agence lesbienne, un cardinal affairiste ne dédaignant pas les plaisirs de la chair, un journaliste hondurien qui rêve d'un prix Pulitzer sans oublier une bande de motards qui sait aussi se venger.

Et puis l'auteur lui même qui a son mot à dire, en faisant mine que ces personnages lui échappent ou jugent de leur décision. Bref un cocktail hilarant, qui tourne en dérision l'Eglise catholique romaine, et qui est très « page turner ». On ne s'ennuie pas dans ce voyage bien déjanté dans l'Amérique avec une fin tout aussi surprenante que le livre.

Çà se lit tout seul, ce n'est pas un chef d’œuvre mais on passe un bon moments avec ces déjantés tout bord. Surtout on sent le plaisir de l'écriture et de sortir des sentiers battus pour l'auteur suisse dont on ignorait ce genre de registre. Même si il met toujours en avant les démunis . Bref un bon moment de lecture.


Extraits

  • Dites trente-trois et toussez fort. C’est un peu le hasard qui veut ça, mais ça tombe précisément au début de ce chapitre, et dans un léger accès de dépression, où les mots sont à la fois vains et apparaissent comme l’ultime rempart à la déroute; ce moment où j'aurais envie de m'en foutre de l'histoire tout en continuant à l’écrire. Ce qui ne serait pas par manque d'imagination, mais par simple inertie, le confort de l'art pour l’art, un roman qui perdrait petit à petit son intrigue, lâche parce qu'éminemment littéraire. Mais il y a Sandmann Johnny. Il y a le jazz, la malice et le sel de la vie qui, parfois, devient sucre sur la langue.

  • Le dogme est une vérité incontestable. Vous êtes une sorte de Vierge à l'envers, Stella. Vous comprenez? Votre simple présence remet deux mille ans d'histoire en question.

  • Grand, massif, cheveux gris taillés en brosse et une gueule estampillée "j'ai vécu", le père Brown était le genre de caricature ayant connu une autre vie avant de se réfugier dans l'ascèse. Dire qu'il avait vu pas mal des saloperies dont est capable l'âme humaine serait un euphémisme.

  • Et si, pour aller plus vite et plus efficacement dans la description du personnage, on voulait emprunter à l'imagerie du cinéma, on penserait à Robert Mitchum dans "La nuit du chasseur". Les phalanges tatouées des lettres L.O.V.E. et H.A.T.E. en moins, le dilemme shakespearien qui le tourmentait en plus.

  • Santa Muerte et sa boule de cristal, elle qui voit loin, elle qui, en réalité, ne lit pas dans les mains ni dans les cartes, mais dans les craquelures des rides et les yeux meurtris. Santa qui lit dans la souffrance et l'espoir qui s'amenuise.
    Ce n'est pas grand-chose, mais ça peut suffire à distraire les habitants de Fernandina Beach, un samedi après-midi. Dans les rafales de vent brûlant et la poussière qui tourbillonne et prend à la gorge. Car, aujourd'hui, c'est un vent soufflant de terre, et les yeux sont rouges. De mauvais alcool et de mauvais sang, la mémoire est fatiguée, c'est jour de paie et c'est un peu celui de l'oubli: un samedi après-midi dans la grande Amérique qui se meurt. Et puisqu'elle meurt, c'est nous aussi qui mourrons un peu avec elle. Parce qu'elle portait pour nous ses promesses d'un ailleurs, d'un renouveau, et il ne faut pas trop lui en vouloir de nous avoir trahis, elle et son drapeau qui se mouche dans les étoiles.

  • Ainsi, mathématiquement : si une personne emmerde six autres personnes qui, à leur tour, emmerdent six autres personnes (et ainsi de suite), on constate qu’au palier quatorze le nombre de gens impliqués dépasse la population mondiale. Donc : faire chier le monde est chose aisée. CQFD.

  • Vous avez remarqué ? Les questions fondamentales n’ont jamais de réponse.

  • Dans le classement personnel des frères Bronsky, les stars du showbiz venaient en numéro 2 des clients les plus chiants. En première position, il y avait les hommes politiques, difficiles à éliminer à cause de leurs gardes du corps. Mais aussi parce qu'ils n'arrêtaient pas de supplier pour qu'on leur laisse la vie sauve. Au seuil de la souffrance et de la mort, ils promettaient généralement n'importe quoi, comme dans leur programmes électoraux.

  • C'est que, ma foi, les gens ont besoin d'espoir, et puis quand l'espoir les abandonne, il leur faut du mensonge, c'est une autre façon de tenir le coup.

  • Arriver trop tard - ça, c’est un truc, dans la vie, à vous donner des regrets. Pire que de ne pas arriver du tout. L’ironie qui vous fait mesurer ce que vous avez manqué. Et il vous reste les yeux pour pleurer.

  • Et lorsque Stella ouvrit la porte de son camping-car, ils étaient déjà là à l’attendre. Ils soulevèrent leur peine, leurs visages lourds d’espérance maintenant qu’elle était apparue. Des hommes. Meurtris, diminués, laids. Qui voulaient vivre sans le poids honteux de la dégradation qui leur refusait la condition élémentaire d’un corps en bonne santé. Une douzaine d’hommes, phtisiques, paraplégiques, aveugles, diversement malades ou handicapés.

  • Le petit cul de la Daihatsu se déhanche en faisant crisser les pneus, Molina se penche et ouvre la portière, se démène pour abaisser le siège passager, s'emberlificote dans la ceinture de sécurité, pas du tout un modèle convenant à l'urgence de la situation. Mais quand on commence à écrire une histoire, on ne sait pas forcément ce qui va se passer plus tard, on pense plutôt qu'au moment du happy end on ferait coller par Maria Molina l'autocollant «bébé à bord» sur la vitre arrière de cette même voiture.

  • l'époque était à cheval entre l'analogique et le numérique, on ignorait encore si ce qui viendrait nous rendrait plus libres ou si ce serait pire. En revanche, il resterait une certitude : la bonne vieille gueule de bois traverserait les âges.

  • Le Saint-Siège avait mis près de deux mille ans à asseoir son mythe. La religion catholique romaine était devenue un Etat, elle avait ses employés, sa police secrète, ses intellectuels et ses gardes suisses. Elle avait ses banques, ses hommes d'affaires, ses investisseurs, sa presse, ses éditions et ses entreprises. Une multinationale gérant plus d'un milliard trois cents millions d'individus.
    Pas mal pour un jeune chevelu mort à 33 ans, vêtu d'une simple tunique et de sandales en cuir avec, pour seul outil, le verbe.



Biographie

Né à Lausanne , le 11/02/1969, Joseph Incardona est un écrivain, scénariste et réalisateur suisse. Né d'un père italien et d'une mère suisse, il a vLe dogme est une vérité incontestable. Vous êtes une sorte de Vierge à l'envers, Stella. Vous comprenez? Votre simple présence remet deux mille ans d'histoire en question. écu notamment à Paris et Bordeaux avant de s'installer à Genève.
Riche de sa culture suisse et italienne, admirateur de la vitalité des écrivains de la péninsule, il puise ses références dans le roman noir - "roman social" par excellence - et la littérature américaine du XXe siècle (John Fante, Jack Kerouac, James Lee Burke, Charles Bukowski.).
Auteur d’une dizaine de romans et de deux pièces de théâtre, il est également scénariste de bande dessinée et réalisateur d’un long métrage "Milky Way" (prix du public au festival international du film policier de Liège en 2014).
En 2008, il obtient le 2ème Prix de la Cinémathèque suisse pour son court métrage, "Annonciation". "Lonely Betty" paru en 2010 chez Finitude, éditeur bordelais, a obtenu le Grand Prix du Roman Noir au Festival de Beaune en 2011.En 2015, son roman "Derrière les panneaux il y a des hommes", publié aux Éditions Finitude, remporte le Grand prix de littérature policière du meilleur roman en français. En 2018, "Permis C" (BSN Press, 2016) obtient le Prix du Roman des Romands.

En savoir plus ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Joseph_Incardona


jeudi 25 avril 2024

Joseph INCARDONA – Les corps solides – Poche Pocket - 2021

 

L'histoire

Anna, ancienne championne de surf, vit sur la côte aquitaine avec son fils Léo de 14 ans. Pour gagner sa vie, elle possède un food-truck qui vend des poulets rôtis. Mais les affaires ne marchent pas très bien. Un jour, en heurtant un sanglier, son camion dérape et prend feu. L'assurance trouve un prétexte pour ne pas la rembourser. Les dettes s'accumulent et cette maman de 40 ans ne trouve qu'un job de « technicienne de surface » dans un camping. Au même moment, va avoir lieu « Le Jeu », une télé-réalité dont le prix est de 50 000 euros, largement de quoi rembourser les dettes et retrouver un food-truck. Le Jeu consiste à laisser sa main sur le SUV de luxe dernier sorti de la firme Renault le plus longtemps possible. Anna va-t-elle gagner ce challenge impossible ?


Mon avis

Dans l'impitoyable critique de note société, l'auteur suisse J. Incardona s'attaque aux médias de masse et de toutes leurs implications dans un capitalisme fou.

Nous avons Anna, cette femme qui ne demande qu'à vivre simplement, près de l'Océan. Ancienne surfeuse de renom, elle a perdu son mari, et élève seule son fils de 14 ans Léo, qui cherche à aider sa mère. Lui aussi est un passionné de surf.

Lorsque son camion brûle, l'assurance fait tout pour ne pas la rembourser, elle a des loyers en retards dans le mobile-home qu'elle occupe à l'année, et d'autres dettes. De l'autre coté, il y a le PDG du groupe automobile Renault, mis en difficulté par les années covid (en fait les profits sont excellents mais il n'y en a jamais assez), homme exécrable, qui fait pression sur la « Reine des Abeilles » (probablement la Ministre de la Culture voir la Première ministre) pour lancer un nouveau programme de télé-réalité sur les chênes du service public audiovisuel. La société Endemol (qui existe vraiment, et qui avait produit le Loft Story, et qui produit actuellement : la Star académie, Prodiges, Légo Master, Drag Race, les enfants de la télé, Master Chef, Secret Stories, et bien d'autres) a trouvé un jeu pour aider la grande compagnie automobile : il s'agit de sélectionner 20 candidats qui devront toucher le dernier SUV de luxe « L'Alaskan » d'une valeur de 50 00 euros et ne pas lâcher leur main posée sur la voiture. Un concept simple et l'équipe reçoit des milliers de candidatures. Mais celles-ci doivent répondre à un objectif, viser la classe moyenne pour les audiences, entrecoupées de pauses publicitaires. Léo inscrit sa mère sans son accord. Hors elle est sélectionnée par la « Reine des Abeilles » qui a un faible pour cette femme dont elle connaît le passé. Finalement Anna accepte. Le Jeu se tient pas très loin de chez elle, sur la cote Atlantique (coté de Biscarosse), un stand est monté, et les 20 candidats sont près, chacun avec l'envie de gagner. Ils ont droit à une pause de 15 mn pour aller aux toilettes, et de 15 mn pour déjeuner, les déjeuners étant fournis par les « anges gardiens », Léo sera celui de sa mère qui se scotche la main sur la voiture, car ils dorment aussi sur place, sur des matelas gonflables et sac de couchage. Mais cet été-là il fait très chaud, encore plus avec les projecteurs. Filmés 24h sur 24 par un flot de caméras. Dès que le Jeu est lancé, l'audience grimpe en flèche, les visiteurs affluent, prennent partie pour tel ou tel candidat, et Anna résiste toujours malgré de positions insupportables, la chaleur, le manque d'eau, le harcèlement de certains autres candidats.

Passé l'enthousiasme des premiers jours, l'audience chute. Nous sommes en pleine vacances d'été. De plus, l'état d’affaiblissement des candidats est manifeste.. Des jeunes lancent des pétitions pour faire arrêter ce jeu débile, Anna tient ainsi 7 jours, puisant sa force dans ses souvenirs heureux, les paroles des chansons que la famille écoutait.

La « Reine des Abeilles » assez attachée à Anna – comme un lien invisible de sororité – même si on comprend assez vite qu'elle est plus attirée par les femmes que par les hommes - fera tout pour l'aider, d'autant qu'elle déteste ce jeu stupide et épuisant.

Ici, l'analyse du pouvoir des médias est parfaite, cynisme et objectifs publicitaires, tout comme le pouvoir d'un grand patron sans aucun états d'âmes. Incardona utilise ici un style sec, sans aucun superflu. La douleur d'Anna qui se sent humiliée, qui résiste est compensée par les jolis souvenirs d'une vie heureuse en Californie où le surf était sa passion, l'océan, les vagues, une mode de vie libre. Mais peut-on vivre librement aujourd'hui ? Manipulations des médias et des grands patrons, qui savent faire du chantage à l'emploi, consumérisme stérile, tout est analysé à la loupe par cet auteur qui ne cesse de décortiquer notre société. Découpé en trois chapitres : le règne animal, le règne minéral et le règne végétal, ce petit roman de 272 pages est bien plus efficace qu'un long discours politique. Et la fin totalement surprenante et sûrement un must de ce livre.


Extraits

  • Les phares de la camionnette éclairent la route en ligne droite. On pourrait les éteindre, on y verrait quand même, la lune jaune rend visibles les champs en jachère aussi loin que porte le regard. La nuit est américaine. La fenêtre côté conducteur est ouverte, il y a l’air doux d’un printemps en avance sur le calendrier. De sa main libre, Anna tâtonne sur le siège passager et trouve son paquet de cigarettes. À la radio, une mélodie lente accompagne le voyage ; et quand je dis que la nuit est américaine, c’est qu’on pourrait s’y croire avec le blues, la Marlboro et l’illusion des grands espaces.La cigarette à la bouche, Anna cherche maintenant son briquet. Elle se laisse aller à un sourire de dépit après la nouvelle perte sèche d’une journée avec si peu de clients. Demain, elle réchauffera le surplus de ses poulets et fera semblant de les avoir rôtis sur la place du marché. C’est comme ça qu’on étouffe ses principes, sous la pression d’une situation qui vous étrangle. Qu’on étouffe tout court.

  • Anna ne sait pas quoi faire ni comment se comporter. Cette vie est un laboratoire, un point d’interrogation : hurler, punir, chercher à comprendre ? Elle a l’impression d’être un de ces bateaux brise-glace traçant sa route au fur et à mesure, l’expérience se déploie sans aucune autre possibilité d’apprendre qu’en faisant. Et faire, dans son cas, c’est souvent se tromper.

  • "Qu'est-ce que tu veux, maman ?" Elle lève les yeux et le regarde." Dans la vie, qu'est-ce que tu veux pour toi ?" Léon a les yeux noirs et la peau mate de son père. Si on lui mettait une capuche et on le voyait cracher par terre, on pourrait penser que c'est un de ces voyous. En réalité, c'est l'enfant le plus doux du monde, il n'y a aucune méchanceté enlui.Lors des concours de surf, elle doit le motiver tant l'idée de compétition lui est étrangère. Et ce garçon-là est son fils. Et son fils lui demande pourquoi elle est tendue la plupart du temps, pourquoi ces plis d'amertume apparaissent aux coins de sa bouche. Pourquoi elle est incapable de se laisser aller à vivre pleinement, comme quand on marche avec sa planche sous le bras, que les pieds s'enfoncent dans le sable et que l'horizon est l'éternité.

  • Le stylo glisse sur les pages blanches à rayures. Il trouve du plaisir à écrire ce qu'il sait, à compléter en argumentant. C'est la première fois que ça lui arrive, une forme d'enthousiasme qui doit encore faire son chemin, la possibilité d'obtenir quelque chose à travers l'acte d'écrire.

  • Quand est-ce que ça a commencé exactement ? A partir de quand le monde s'est-il complexifié au détriment des individus ? Depuis quand la procédure et la bureaucratie ont pris le dessus sur le bon sens ?

  • C'est l'humanité qui finirait dans un alambic duquel il ressortirait l'essence de ce que nous sommes devenus : le jus incolore d'un grand jeu télévisé.

  • Elle commence comme ça, la perte de l'innocence.Quand, par accident, on découvre que le monde n'a plus une seule et même vérité. Quand le miroir brisé nous renvoie l'image de notre visage morcelé et que l'on devient multiple. Peut-être faudrait -il accepter toutes les facettes qui nous constituent, même les plus laides.

  • "Fous le camp". Anna obéit. Elle avait besoin de ça, aussi. Besoin qu'on lui enfonce bien la gueule dans sa gamelle, qu’on lui fasse bien comprendre le rouage mesquin qu’elle représente dans la grande machine à broyer les hommes.

  • L'eau apaise. À le voir, comme ça, remonter les vagues en faisant la tortue, on se dit que c'est à la portée de tout le monde.Et, peut-être que le secret en surf comme en toute chose est de nous faire croire cela, que vivre est à la portée de tout le monde.

  • Ici, des femmes et des hommes. L'indispensable pour faire un monde. S'ils étaient les derniers spécimens humains,il suffirait de s'accoupler , et tout recommencerait, mais l'espèce humaine pullule, approchant les huit milliards d'individus.Eux, ces hommes et ces femmes, tirent profit de cette abondance.Ils n'ont pas besoin de se reproduire. D'ailleurs, aucun d'eux n'a d'enfants, ce qui les rend invulnérables.

  • Et si on pouvait les comptabiliser, au final, les êtres et toutes ces choses qu'on touche dans sa vie ? Que touche-t-on le plus ? Les êtres aimés ? Soi-même ? Le clavier de son ordinateur ? Son smartphone ? Le volant de sa voiture ?

  • Anna remonte dans sa Clio, démarre et quitte la ferme sans se retourner. Anna roule sans assurance, l'indigence appelle le risque. De toute façon, que peut-on espérer d'une époque où l'on donne le nom d'une déesse grecque à un modèle de voiture ?

  • L'écologie sans lutte des classes, c'est du jardinage.

  • La soumission consentie de l'homme à l'objet. Toucher une voiture, Léo, comme si l'objet avait plus de valeur qu'une vie humaine.


Biographie

Né à Lausanne , le 11/02/1969, Joseph Incardona est un écrivain, scénariste et réalisateur suisse. Né d'un père italien et d'une mère suisse, il a vécu notamment à Paris et Bordeaux avant de s'installer à Genève.
Riche de sa culture suisse et italienne, admirateur de la vitalité des écrivains de la péninsule, il puise ses références dans le roman noir - "roman social" par excellence - et la littérature américaine du XXe siècle (John Fante, Jack Kerouac, James Lee Burke, Charles Bukowski.).
Auteur d’une dizaine de romans et de deux pièces de théâtre, il est également scénariste de bande dessinée et réalisateur d’un long métrage "Milky Way" (prix du public au festival international du film policier de Liège en 2014).
En 2008, il obtient le 2ème Prix de la Cinémathèque suisse pour son court métrage, "Annonciation". "Lonely Betty" paru en 2010 chez Finitude, éditeur bordelais, a obtenu le Grand Prix du Roman Noir au Festival de Beaune en 2011.En 2015, son roman "Derrière les panneaux il y a des hommes", publié aux Éditions Finitude, remporte le Grand prix de littérature policière du meilleur roman en français. En 2018, "Permis C" (BSN Press, 2016) obtient le Prix du Roman des Romands.

En savoir plus ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Joseph_Incardona


lundi 22 avril 2024

Almudena GRANDES – Les 3 mariages de Manolita – Livre de poche - 2021

 

L'histoire

La vie de Manolita, jeune femme espagnole pendant la période trouble de 1936 à 1977, surtout les années 1936/39 (victoire du Front Populaire Espagnol, regroupant les divers partis de gauche, PSO, PC, syndicats) jusqu'à l'arrivée de Franco et de ces soutiens carlistes, catholiques, et phalangistes après une guerre civile de 3 ans (1933-1936) et la victoire d'un des pires dictateurs au monde. Franco mort en 1975, et la monarchie déclara alors la démocratie représentative sous Juan Carlos Ier.

Manolita 17 ans, raconte sa vie, avec son frère Antonio très engagé au PCF et sa bande de résistants anarchistes, communistes, socialistes. Un mariage forcé avec un détenu de Porlier, condamné à mort (puis condamnée à la prison à perpétuité) pour permettre de faire fonctionner des imprimantes venues des USA sans mode d'emploi.

Trahisons, sort des enfants « pour racheter la peine des parents », arrestations, l'autrice nous détaille cette période de l'histoire dont nous ne connaissons que les grandes lignes.



Mon avis

A 17 ans seulement, la jeune Manolita a une famille à charge : ses deux sœurs, et les jumeaux nés de la deuxième union de son père. Lequel est en prison pour un motif stupide, comme le sera la belle-mère Marie-Pilar qui pour faire vivre sa famille, fait dans la revente d'objets et de bijoux. Antonio son frère aîné est lui entré dans la résistance, avec un groupe d'amis fidèles. Mais Manolita, qui tente de survivre comme elle le peut, se voit obligée d'épouser un homme enfermé à la grande prison de Madrid, Porlier. Eugénio qui est condamné à mort puis voit sa peine commuée à la perpétuité est le seul qui puisse faire fonctionner les trois polycopieuses arrivées des USA, sans mode d'emploi. Ce faux mariage et tout ce qu'il implique (arriver à faire passer les plans de la machine sans éveiller les soupçons des gardes) déplaît fort à la jeune fille, d'autant que le dit fiancé n'est pas un homme qui lui plaît pas, même si il est très gentil avec elle, et ne demande aucune faveur intime.


L'autrice dont les sympathies de gauche sont très connues publie là (en réédition) nous livre ici le deuxième volet d'une saga de 6 livres sur cette période qu'elle ne cesse de sonder. Elle fait un véritable travail d’historienne, s'appuyant sur des récits des rescapés de la répression franquiste, sur des articles de journaux, notamment sur le personnage de Roberto Conesa, homosexuel et passé de communistes à partisan de Franco (il sera finalement exécuté).

Un roman de 700 pages qui mélangent les drames mais aussi la vie d'un quartier de Madrid, où l'entraide se fait, et où malgré tout, on s’amuse. Des tablao de flamenco au marché et petits échanges. Coté drame, on notera ce terrible pensionnant de Zabalbide, où les jeunes filles sont placées pour « racheter » les peines de prison de leurs mères. Y sont placées Isabel et Pilarin les deux sœurs de Manolita de 14 et 8 ans. Mais cette institution gérées par des sœurs cruelles n'est pas un lieu d'éducation comme promis, sauf pour les plus petites, endoctrinées dans la philosophie fascistes, les plus grandes ne recevant aucune instruction mais condamnées à laver et repasser des draps, les mains dans la soude, le savon étant trop cher soit-disant. Il s'agit plus d'humilier les filles et de faire aussi du profit que d'une mission chrétienne, le pensionnat étant géré par des sœurs perverses et cupides. Sans doute le chapitre le plus difficile du livre.

Malgré une abondance de personnages et des sauts dans le temps pas toujours évidents à appréhender, ce dernier roman est, comme de nombreux autres, un chant d'amour aux vaincus de la guerre civile et une plongée effarante dans l'Espagne de Franco, ce dictateur qui n'a eu de cesse de plier son peuple à sa volonté, aidé par le clergé, pendant que l'Europe regardait pudiquement ailleurs. Pourtant, ce roman touffu n'est pas un livre sombre, on y retrouve la force de l'espoir, l'obstination des rouges à croire encore et toujours à une société plus juste. Vaincus, humiliés, décimés, ils restent debout et gardent en eux l'orgueil de ceux qui savent être du bon côté. La solidarité féminine, les petites astuces de Manolita pour passer à travers les mailles du filet, son optimisme à tout rompre fait d'elle une héroïne du quotidien magnifique, et promise heureusement à une fin heureuse.

Le remarquable travail d'Almudena Grandes nous éclaire sur le quotidien dans une des pires dictatures d'Europe et est une véritable leçon d'histoire. En appendice, la liste des personnages assez nombreux, et un point sur les recherches effectuées par l'autrice. Vraiment Miss Almudena est une Grande autrice !


Extraits

  • Ils ne le tueront pas, pensais-je, ils ne le tueront pas, même si je ne voulais pas le penser, il est trop jeune, mais ils en avaient tué d'autres d'aussi jeunes, il est trop innocent, mais ils en avaient tué d'autres aussi innocents, il n'a assassiné personne, n'a volé personne, il a juste imprimé des tracts, c'est tout, de l'encre et du papier, mais ils en avaient tué d'autres, aussi, pour leurs mots.

  • La guerre avait fait surgir le meilleur, mais aussi le pire de nous tous, et nous avait transformés. Nous n'étions plus ceux que nous serions restés en temps de paix.

  • Toutes ces façons de survivre, plaisanteries, recettes, remèdes de grand-mère pour marcher sur un fil au-dessus du malheur sans jamais tomber dedans, allez vous faire foutre, des mots pour crier non !

  • Cependant, avec le temps, je compris que la joie était une arme supérieure à la haine, les sourires plus utiles, plus féroces que les gestes de rage et de découragement.



Biographie

Née Madrid , le 07/05/1960, et décédée Madrid , le 27/11/2021, Almudena Grandes Hernández est une écrivaine et journaliste espagnole.
Depuis toute petite, elle se sent attirée par la création littéraire.
Mariée au poète Luis García Montero, elle a étudié la géographie et l'histoire à l'Université Complutense de Madrid. Même si elle avoue qu'elle aurait préféré étudier le latin.
Après ses études, elle commence à travailler en écrivant des textes pour des encyclopédies. Elle a reçu, en 1989, le prix La Sonrisa Vertical pour "Las edades de Lulú", un roman érotique qui a été traduit en plusieurs langues et adapté au cinéma par le réalisateur Bigas Luna sous le même titre. D'autres réalisateurs ont également adapté ses livres au cinéma : Gerardo Herrero, Malena es un nombre de tango et Juan Vicente Códoba, Aunque tú no lo sepas (adapté du roman El lenguaje de los balcones).

Dans ses œuvres qui s'inspirent de l'Espagne de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle, Almudena Grandes met en scène, avec beaucoup de réalisme, des personnages très introspectifs. En 2002, elle reçoit le Prix Julián Besteiro des Arts et des Lettres 2002 pour l'ensemble de son œuvre. En 2011, elle a reçu le prix Sor Juana Inés de la Cruz qui récompense "le travail littéraire dans le monde hispanophone", le Premio de la Critique de Madrid et le Prix Latino-Américain du Roman Elena Poniatowska pour "Inés y la alegría".

Voir ici : https://fr.wikipedia.org/wiki/Almudena_Grandes et son site : http://www.almudenagrandes.com/